mercredi 28 juin 1995



Hallucinations et représentations


"Père, ne vois-tu pas que je brûle". C'est à propos d'un rêve, de ce rêve particulier rapporté par Freud, que Lacan opère, dans le séminaire Xl, les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, un virage par rapport à Freud et comme souvent par un effet de traduction : le Vorstellungs reprasentänz devient le tenant lieu de la représentation.
C'est un virage et un coup de force car Lacan balaye toute la question de la figuration, de l'image, de l'imaginaire par conséquent, pour aboutir à rien d'autre que le jeu du signifiant.
Signalons immédiatement qu'au delà de cette extraordinaire simplification ce qui est saisi et interrogé c'est la place du Réel.
"Il y a plus de réalité dans le message " (Père ne vois-tu pas que je brûle) que dans le bruit où la lumière issus de la pièce où l'enfant mort repose.
Lacan insiste sur le réel de la répétition ; I'accident mortel répète quelque chose en somme de plus fatal : la rencontre comme manquée, celle d'un père et d'un fils ; réel coordonnable et repérable par sa structure de répétition, mais définitivement hors sens : il n'y a pas de bonne rencontre.
Il y a dans le rêve ce point de réel et Freud établit cette proximité entre la dimension d'intrusion du réel dans la psychose, avec le phénomène hallucinatoire, et le rêve.
Je pointerai une première difficulté : parlera-t-on d'hallucinations visuelles, homogènes à l'hallucination alimentaire de la petite Anna ou de la façon dont la langue, dans la psychose se donne à entendre dans son tohu bohu initial ou dans son obsénité d'avant le voile du sens.
Freud nous laisse avec cet embarras et nous transmet un héritage délicat.
Dans le séminaire sur les quatre concepts fondamentaux Lacan rappelle avec une certaine insistance une notion à priori évidente : " dans le champ du rêve, ce qui caractérise les images, c'est que ça montre... ça montre vient en devant ".
Lacan nous avertit que la Tuchée, la rencontre, reste dissimulée en quelque sorte par la fonction scopique ; notre idée de la représentation reste imaginaire : " la flamme nous aveugle sur la fonction de la voix. "
Privilège accordé au scopique, privilège accordé à la remémoration, privilège accordé au retour de la perception, c'est cela aussi l'héritage de Freud.
Nous avons une idée de la représentation qui est celle organisée par notre fenêtre de névrosé.
Lorsque nous disons que rendre présent est la fonction de l'hallucination ou que l'hallucination rend à nouveau présent la Chose, il y a un versant intéressant dans la mesure où nous signalons une jouissance singulière, j'y reviendrai, mais n'engageons nous pas un procès de compréhension qui à la fois et par fidélité à Freud polarise le phénomène comme essentiellement spéculaire, mais aussi ignore superbement l'enseignement clinique suivant : ordinairement, l'hallucination ne se manifeste pas dans le registre du désir du sujet. Si le sujet est visé, c'est bien plutôt comme déchet rebut, créature obscène.
L'hallucination n'est pas pour nous un phénomène oniroïde
C'est pourquoi les exemples freudiens sont embarrassants et ce, jusque dans le texte de 1938 " le clivage du mois dans le processus de défense " où Freud évoque une façon de contredire la perception : hallucination
d'un pénis là où l'on ne pouvait en voir.
Je passe bien entendu rapidement sur les hallucinations nombreuses des Etudes sur l'hystérie : " réminiscences en images animées " comme dit Freud : Fraue Cécilie est poursuivie par une hallucination, elle voit ses deux médecins Breuer et Freud pendus dans le jardin à deux arbres voisins. "Qu'ils aillent se faire pendre" ou comme le dit Freud "l'un est bien le pendant de l'autre", le signifiant fait ici irruption comme une véritable monstration.
De même, dans l'interprétation des rêves, où Freud parle de la disparition d'hallucinations et remarquons combien à chaque fois les termes sont interchangeables, images sensorielles, visions, hallucinations, tous ces phénomènes sont reliés à des souvenirs refoulés, demeurés inconscients, remontant le plus souvent à l'enfance.
Je vous rapporte deux brefs rêves de deux patients différents : "je suis dans une chambre avec une fille (j'apprendrai que cette fille s'appelle Miranda). Elle avait un très beau visage ; il me semblait que c'était moimême qui avait ce visage ; je ne sais pas si c'était son visage qui se dédoublait."
Second rêve du deuxième patient :
"Je suis dans le bureau de mon père, je saute dans le vide par la fenêtre à plusieurs reprises ; je répète le geste plusieurs fois ; mes parents sont dans la pièce à côté ; je suis en désaccord avec eux."
Ces deux rêves ont à voir avec la figurabilité, la rencontre, la répétition. Il s'agit de rêves de deux patients psychotiques. Je ne sais si les rêves de psychotiques sont d'une facture particulière. Notons simplement ici la structure de réplication aussi bien dans le premier rêve que dans le second.
Qu'allons nous dire ? Sommes nous dans le tenant lieu du signifiant d'une identification sexuée qui se cherche dans le premier cas ? Est-ce un tenant lieu du fameux cri de détresse dans le second rêve ?
Nous ne savons pas. Le rêve fait ce qu'il peut pour indiquer une difficulté informulable.
Le réel c'est au delà du rêve que nous allons le voir se déployer dans une clinique du phénomène élémentaire que le rêve ne peut nous faire imaginer.
Nous ne pouvons nous représenter l'espace où circule le sujet psychotique.
Le patient du premier rêve rapporte un phénomène singulier datant de son enfance vers neuf ans et trouvant sa source dans un message publicitaire télévisé, une pub sur la barre ovomaltine : "la barre c'est de la dynamite... à la fin du slogan, la barre explosait, ça explosait... "
Le patient demande à sa mère d'acheter cette fameuse boîte, puis il se force à en prendre ne la trouvant pas à son goût, très vite, une véritable peur s'installe : le placard où la boîte est rangée se met à le terroriser. Dans la pièce à côté, il y a une armoire avec une glace, il pensait avec angoisse que ça allait se refléter ; phénomène visuel homogène dans sa structure au phénomène du mur mitoyen : la porte ne fait pas écran.
"Dans les magasins, je n'allais plus au rayon café, j'avais trop peur... en même temps, je ne voulais pas jeter la boîte, je ne pouvais pas me séparer de cela , c'était terrifiant, mais si je m'en séparais, ce serait un vide."
Le patient demanda que l'on mange dans la salle à manger et non plus dans la cuisine où se tenait le placard. La peur s'est ainsi estompée en trois ans d'après lui, puis vers 14 ans, se mettent en place les premiers signes d'une sensitivité qui culmine actuellement en un délire de relation disons paranoïde.
La boîte est le représentant de quel réel à ce point terrorisant ? Ce phénomène non auditif et au fond non visuel est néanmoins référable à la structure de l'hallucination dans le sens où cet objet le tyrannise
réellement.
Le second patient présente une dysmorphophobie depuis l'adolescence : son visage lui paraît sale en permanence, quelque chose colle à sa peau malgré les lavages répétés et les vérifications dans la glace. Il le sent sale ce visage, mais aussi souillé, barbouillé.
Et là, l'imaginaire à nouveau de la représentation m'a fait lui proposer un jour par bêtise et par embarras clinique, une interprétation sauvage sur le lien éventuel entre cette souillure et le sexe bien sûr, le sperme par exemple.
J'ai mis un an à saisir que ce visage était dans une relation originale avec l'espace par l'intermédiaire de l'enveloppe constitué par le vêtement et les semelles de ses chaussures : quand il porte un survêtement, c'està-dire comme il l'indique, quelque chose qui forme un tout, le bas va avec le haut, le bas continue avec le haut, et que ses semelles ne sont pas trop usées, alors ce patient observe une nette sédation des phénomènes sur son visage.
Etrange représentation du corps, étrange représentation de la surface, de la continuité ou de la discontinuité, ce type de coordination de mise en relation entre le continu et l'enveloppe nous déconcertent car nous ne pouvons partager ce réel de la psychose.
Alors forcer la dimension de la représentation n'est-ce pas tout simplement rabattre l'hallucination vers le phénomène oniroïde qui est lui essentiellement figurable voire compréhensible.
Lors d'une présentation clinique récente à l'hôpital Henri Rousselle, une question en apparence toute simple s'est trouvée posée : peut-on distinguer en structure un phénomène visuel comme caractéristique de la psychose et un phénomène oniroïde toxique par exemple ?
Je crois pouvoir avancer que malgré les travaux d'illustres cliniciens depuis la fin du XlXe siècle, la psychiatrie classique a le plus grand mal avec ce problème et que c'est curieusement par l'étude, par Schreber lui-même de ses phénomènes que quelques lignes de partage apparaissent.
J'ai été cherché chez Clérambault expert s'il en est quelques lumières : Clérambault a une expérience très vaste des phénomènes liés à l'intoxication au chloral, à l'éther, à l'alcool, mais aussi liés à l'épilepsie.
Lorsqu'il essaye de particulariser les hallucinations visuelles des psychoses chroniques, il nous donne essentiellement deux ordres de distinction.
1. - Objectivation imparfaite
Ces images sont plates, aériennes et transparentes ; elles sont perçues comme des tableaux et non comme des réalités, en outre, comme des tableaux factices. Leur projection se fait entièrement sur un seul plan, situé à une distance notablement constante.
Clérambault ajoute alors : " exactement comme dans le cas des psychoses chroniques ". Dans l'intoxication au chloral, il parlera en effet d'images sans relief, sans profondeur, adhérentes au mur, comme décoratives, se tenant en face du sujet, plus ou moins haut, plus ou moins loin, comme vues par une fenêtre unique, à hauteur du regard.
Vous voyez la proximité étrange et dérangeante de l'analyse structurale.
2. - Seconde particularité, la désapropriation
Les images apparaissent comme imposées du dehors ; fonction xénopathique à l'oeuvre homogène à ce qui se passe dans l'automatisme mental et pour Clérambault différente de ce qui s'observe dans les images liées à
l'intoxication au chloral où elles n'accaparent pas le sujet : ce sont des images libres.
Mais cette distinction est délicate cliniquement et Clérambault évoque d'ailleurs des hallucinations accusatrices visuelles, inscriptions injurieuses ou saugrenues, également parfois présentes dans le chloralisme.
En somme, la ligne de partage n'est pas facile à établir si nous prenons les choses sous l'angle du visuel.
Dans les Nachträge, les rajouts ou compléments, Schreber revient sur ces phénomènes hallucinatoires et aussi bien sur les phénomènes visuels. Je synthétise rapidement quelques remarques :
- Les rayons filandres arrivent sur lui non pas en lignes droites, mais après avoir suivi une sorte de boucle ou de parabole. Ils viennent des points les plus divers de l'horizon, points éloignés au delà de toute mesure.
- Les points lumineux brillants surviennent en même temps que parviennent sous forme de données sensorielles auditives des appels au secours.
- Je rappelle enfin pour souvenir le miracle d'épouvante, plus énigmatique : apparition lorsque Schreber est sur son lit bien réveillé, de toutes sortes de figures étranges revêtant la forme de dragon, également ours noir et ours blanc du Chapitre Vl.
Notons cette contradiction : ces apparitions sont sous la dépendance de l'orientation forcée du regard, mais Schreber précise qu'il peut provoquer délibérèment ces miracles en tenant sa main devant une surface blanche.
Nous avons ainsi quelques pistes :
- La notion de coviariance des phénomènes, le phénomène visuel est sous la dépendance ou en rapport avec le phénomène verbal.
- La notion de signification personnelle et de xénopathie que nous synthétise le regard forcé.
- La topologie des hallucinations : elles ne sont pas plates, sans profondeur, mais tout au contraire, se déploient sur une surface illimitée qui n'est pas maillée par la ligne droite (passage du Schéma R au Schéma I).
Nous avons là des repères structuraux de première importance ; notons simplement que dans la même observation, semblent cohabiter des éléments hallucinatoires et des éléments oniroïdes dont le statut justifie des remaniements par le patient lui-même.
L'automatisme mental me paraît plus intéressant pour avancer que la question de l'hallucination visuelle, dans sa forme positive.
Structure d'écho, de commentaire, et en même temps, structure d'exposition, I'automatisme mental conjoint la voix et le regard : voix intérieure et regard extérieur; texture qui peut comme nous le savons se retourner.
Comme je le rappelais en introduction, le commentaire de l'automatisme mental ne vient en rien scander ou ponctuer le désir du sujet.
L'allusion, I'écho des pensées et des actes sont le plus souvent irritants, puis dégradants, humiliants et injurieux.
Nous savons comment ce phénomène s'ordonne selon les deux versants du signifiant : l'un, le commandement, fait ceci, fait cela ; l'autre, l'inhibition, le reproche, pourquoi a-t-il fait cela, il ne faut pas faire ceci.
Nous savons aussi par l'expérience clinique ou par la narration schrébérienne combien ce phénomène est continu, permanent, témoin d'une jouissance que l'on peut dire infinie.
C'est un calvaire pour ces patients de ne pouvoir penser à rien, mais lorsque c'est le cas, parfois du fait d'un forçage thérapeutique, ils se tuent. L'impulsion dans d'autres cas est elle-même hallucinatoire. L'impasse est à son comble.
Ainsi, il est clair que si le dialogue, comme la pensée, les sentiments, les actions et souvenirs sont reconnus comme imposés, ce sont néanmoins ces messages qui ont le plus de réalité pour le sujet. C'est ce " tu " ou ce " il " qui ont le maximum de consistance et d'existence.
La subjectivité comme un mince fil est dans un ailleurs frappé du conditionnel.
"Les hallucinations pensent" disait Clérambault dans un formidable raccourci ; c'est à elles que nous renvoie le patient interpellé : "demandez-leur !"
L'hallucination est un phénomène réel. L'hors sens du message épuisant et contradictoire ne révèle aucune construction dont l'hallucination serait le porte-voix.
Nous rejoignons à cette limite le point de réel du rêveFreudien.
La rencontre avec le signifiant se produit ici sur un mode essentiellement parasitaire. Nous sommes dans une texture où il n'y a pas possibilité de dégager un sujet à partir des signifiants qui le représentent, seraient-ils élidés.
Pour conclure :
Nous gagnerions je crois à laisser transitoirement de côté le rendre à nouveau présent de l'hallucination.
L'hallucination est davantage à étayer du côté de la jouissance comme jouissance infinie que du côté de la perception.
L'hallucination n'est pas une erreur de perception ou une perception artificiellement reproduite ou retrouvée.
Freud nous dit : il faut que la représentation du désir soit gardée investie, mais ce que la clinique nous montre c'est que l'automatisme mental vient, non pas à l'endroit d'un redoublement du manque, mais plutôt dans une configuration ou c'est le manque qui manque.
La permanence d'une jouissance particulière vient obturer la mise en place de la fonction de la représentation au sens du procès de l'élision d'un signifiant pour un autre.
Autre représentation eminemment délicate du fait des impasses psychologisantes : les relations primordiales du sujet à un Autre dont précisément la représentation manque radicalement.
Cette jouissance propre à l'automatisme mental paraît pouvoir se coordonner autour des relations à une mère qui, selon la formule " des passions de l'objet ", fait la loi du signifiant et marquées par une transparence vis à vis du regard maternel, la surveillance inquiète et permanente, l'intrusion et la sexualisation, la proximité fantasmatique des corps : tissu de langage et de regard sans coupure. Cette texture est un premier cadrage au demeurant à l'oeuvre dans d'autres psychoses.
Il faudra mieux la spécifier, mais remarquons que dans cette conjoncture, tout ce qui est de l'ordre du jardin privé, de l'intimité, du secret est une fonction forclose.
Chaque chemin est alors anticipé, deviné, commenté.
Il n'y a plus le tamis qu'opère habituellement la fonction de la grand route.
Cette fonction du tamis a le rapport le plus étroit avec la fonction de l'élision incluse dans la question de la représentation.
La voix, comme objet a, collabé au sujet, dans l'hallucination, mais aussi bien le regard, sont les représentants de ce réel libidinal, insécable, non divisible.
Ce réel là, nos rêves de compréhension et d'interprétations n'y changent rien.
Il est depuis toujours difficile d'arrêter le mouvement des éléphants à travers la forêt équatoriale.

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