mercredi 23 novembre 2005



La particularité n'est pas le particularisme


Certains mots deviennent culture commune. Thomas d'Aquin nous a laissé quelques pistes sur la contingence et la nécessité.
Notre propre vie, dépendante de la rencontre hasardeuse d'un père et d'une mère, est contingente. Nous ne sommes pas nécessité ; c'est déjà une bonne façon d'en rabattre sur le narcissisme, la pureté de l'origine, l'exception et la beauté immortelle du Un. Pour Thomas d'Aquin, l'être nécessaire est bien entendu Dieu ; c'est lui qui tient nos contingences.
Nous ne pouvons néanmoins réduire une vie à un pur rien au moins parce qu'une cause, le désir, a présidé à sa possibilité.
Spinoza ne semble pas avoir de sympathie pour les mots, "contingence" et "possibilité" ; il retiendra plutôt "nécessité" et "impossibilité". Au-delà du plan du bien et du mal.
Parlant ainsi, je convoque des signifiants qui sont ceux de notre commune condition -humaine- et qui prennent dès lors un caractère universel, même si Thomas d'Aquin va chercher son appui dans la tradition chrétienne et Spinoza dans l'anti-anthropomorphisme propre au judaïsme. (La substance est impossible à décrire et à désigner).
Benny Lévy dans le livre Etre Juif - étude lévinassienne - (mais qui est une attaque contre Lévinas philosophe, entendu comme philosophe grec.), ne l'entend nullement ainsi, ce rapport entre le singulier d'un héritage, d'une culture et l'universalité de notre condition d'êtres parlants, de sujets divisés par le langage.
"Spinoza il faut l'oublier. C'est-à-dire le léguer à l'université : après tout il y trouvera sa béatitude. Le Juif aujourd'hui n'est pas plus post-critique que celui d'hier n'a été post-aristotélicien. Jamais aucun mouvement, aucune péripétie intellectuelle dans le siècle n'affecte le rapport du Juif à la "révélation". Celle-ci dit l'ordre d'être Juif : elle est facticielle et non historique. En ce sens le Juif est immobile".
Spinoza qui traite du réel en le vidant de trop de mystère ne plaît pas.
Je n'en dirai pas plus sur le livre de Benny Lévy dont la critique à été faite parfois sans souligner assez l'angoisse sur laquelle ce livre est basée.
L'angoisse c'est-à-dire aussi bien l'indice d'un réel (ce que note très rapidement Jacob Ragozinski dans son article pour Esprit "recrudescence dans notre pays de l'antijudaïsme, couverte par le silence").
C'est cette angoisse qui a été mienne l'année dernière et m'a mis en difficulté pour critiquer un autre livre qui a fait mouche, celui de Jean Claude Milner, Les penchants criminels de l'Europe démocratique.
Milner termine aussi son propos sur le retour du Texte-Un , seule issue face à une Europe qui n'a pas fait grand cas de la vie juive et qui n'en fera pas d'avantage, selon lui, désormais.
À l'intérieur de ce livre, la critique des "Lumières" est des plus vives et la position d'un Mendelsohn, par exemple, est complètement prise à contre-pied.
"Sur la persistance (du nom juif), le Juif d'affirmation propose une réponse : la persistance du nom juif c'est l'étude pharisienne. Spinoza connaissait cette réponse et souhaitait sans doute la tourner en dérision, la confirmant du même coup... Freud la connaissait plus qu'il ne le dit lui-même et son silence vaut suspension de jugement ..."
Avant de trop se moquer je voudrais attirer votre attention sur un fait clinique qui permet de toucher du doigt la condition d'une énonciation pour un sujet déraciné.
Le très beau livre Histoire d'une vie, d'Aharon Appelfeld montre un jeune homme qui arrive en Palestine en 1946 après une petite enfance en Bucovine (région partagée entre l'Ukraine et la Roumanie, séparée de l'Autriche en 1919) et des années d'errance en Ukraine. Les parents, Juifs assimilés parlaient allemand et ruthène ; les grands parents qui avaient gardé une spiritualité religieuse, yiddish. Quand il arrive en Israël, l'hébreu lui est imposé de force "celui qui parlait dans sa langue maternelle était blâmé, mis à l'écart et parfois punis".
Il devient quasi mutique du fait d'un bégaiement majeur. "Comme je l'ai dit ma langue à l'époque n'était composée que de mots (!). Une phrase entière me coûtait énormément. Je bégayais comme nombre de mes amis et la lecture dans les deux langues de ma mère était une tentative désespérée pour surmonter ce handicap".
Cet auteur trouva un fil pour sortir de l'impasse de la solitude dans des écrivains israéliens bilingues hébreuyiddish.
"La mélodie oubliée, celle de la prière des grands-parents" irrigue à nouveau sa parole, sa vitalité, sa capacité de s'énoncer, de vivre debout...
Aharon Appelfeld retrouve dans sa mémoire ce trait yiddishisant pour combattre "l'anéantissement de la mémoire et l'aplatissement de l'âme".
Dans le numéro de la Célibataire consacré à la psychologie des foules, j'avais rappelé au travers de l'histoire du Bund (union générale des ouvriers juifs formée à Vilnius en 1870) le tourment du judaïsme face à la question de l'universel. Les juifs ont régulièrement essayé de faire accepter une particularité au champs de l'Autre.
À la fin du XIXe siècle, en Russie, Pologne, Lituanie..., des élèves sortent des écoles rabbiniques pour rejoindre un mouvement politique d'inspiration social-démocrate, laïque et yiddishite. Le hic est là ; ces révolutionnaires, ces idéalistes sont également amoureux, amoureux de leur jargon. Le Bund est antisioniste, il proclame son attachement aux idées marxistes d'émancipation.
Dès 1903 Lénine publie un article assassin dénonçant la position originale du Bund : "car c'est ainsi que se présente la question juive, assimilation ou particularisme, nous devons soutenir tous ceux qui contribuent à évincer le particularisme juif".
Léon Trotsky rejette lui aussi tout statut ne serait ce que culturel pour le Bund.
Un trait de singularité était-il de trop ? Un trait de singularité était-il une utopie ?
Deux forces plus réalistes, marxisme et sionisme se chargèrent de répondre à la question. Je crois néanmoins qu'il y avait là une nécessité analytique, (au sens de la clinique) et une nécessité éthique.
S'il est nécessaire de rendre hommage à la langue des maîtres, la philosophie allemande, la littérature russe, le jargon n'est pas que contingence. Il est l'impossible dressé devant l'unification des idéaux, leur globalisation maladive, leur illusion mortelle.
Faire vivre la langue dont la mère d'Appelfeld avait honte, faire vivre la poésie, le théâtre c'est respecter l'Autre, mais le respecter dans sa décomplétude, son manque, sa faille fondatrice.
Le "yiddishland" a, bien entendu, disparu d'Europe centrale mais bien d'avantage qu'on ne le croit ou qu'on accepte de le considérer.
Il reste des musées, des cimetières, des lieux de commémoration (Prague par exemple).
Le trait qui relie Appelfeld à sa mémoire est déjà quasiment effacé.
Donc ne négligeons pas l'angoisse, l'objet d'angoisse d'un Benny Lévy, d'un Milner ou s'il nous paraît plus amical d'un Schmuel Trigano :
"Les Juifs ne sont pas des occidentaux et l'occident leur est une terre d'aliénation".
La nouvelle question juive, 1979.
Qu'est ce qui ne va pas dans les discours sociaux aujourd'hui ?
C'est qu'ils ne croisent aucun Autre.
Quand vous entrez dans un lien de soins comme médecin, psychiatre...vous croyez vous affronter à des discours d'évaluation des connaissances et des compétences...mais il n'en est rien, ces discours ne sont que chiffre...et le propos propre au praticien son savoir, son savoir-faire spécifique ne rencontre pas la locomotive des chiffres : soit il regarde passer le train, soit il se fait écraser.
Quand Lacan a produit ses discours, les "quatre discours" faisant lien dans une société, il les envisagent comme mordant l'un sur l'autre, s'éclairant l'un de l'autre, se limitant l'un l'autre.
Ce qui ne va pas dans le discours religieux aujourd'hui c'est, y compris dans les familles juives, un retour d'intégrisme.
Du côté catholique nous entendons aussi et concernant là l'Europe l'encouragement à un "catholicisme de l'affirmation".
Le groupe Communion et Libération fondé à Milan dans les années 1950 prône l'intégralisme, c'est-à-dire la primauté de la foi dans tous les domaines de la vie politique.
Nous sommes à l'opposé du fondateur d'Esprit, Emmanuel Mounier et de Jacques Maritain.
Rebecca Majster m'a guidé vers le livre du philosophe Shlomo Pinès, décédé en 1990 : La liberté de philosopher ; de Maimonide à Spinoza.
C'est un livre, à mon avis étonnant car sans y faire bien entendu jamais référence il est une monstration du nouage à trois consistances dont parle Lacan dans sa formalisation du noeud borroméen.
Chacune des traditions du livre est nouée aux deux autres sans ordre hiérarchique ; homogénéisation par conséquent de l'héritage qui n'est pas filiation ou antécédence historique.
Ce livre fait surgir ce qu'il est difficile d'expliquer par la théorie qui est non pas la formule pas d'Un sans l'Autre, par exemple par de foi sans raison ce qui est déjà un progrès pour l'esprit ; pas de révélation coranique sans philosophie grecque ce qui ne dit rien de simple de l'intersection ; "pas de rapport" pourrait on dire entre la religion et la philosophie sauf la nécessité de les tenir ensemble, car chaque chacune est irréductible l'une à l'autre.
Le travail de lecture et de décomposition des références de Pinès ouvre plutôt à la possibilité d'un Autre à l'Autre ; chacune des traditions du livre se fait Autre pour une Autre. Au point que comme le note Rémi
Brague dans l'introduction : "Pinès écrit posément que Maimonide n'avait rien à faire tradition philosophique spécifiquement juive ! Cela pouvait faire grincer des dents. D'autant plus que écrivant en Israël, Pinès rappelait que les sources du plus grand penseur juif devaient avant tout être cherchées chez des auteurs arabes".
Souvent nous accordons à Maimonide, Saint Thomas et Averroès un compagnon commun : Aristote. Ils sont amis de pensée par l'ami commun...
Pinès dit autre chose qui est rarement dite avec autant de précision sans aucun commentaire affectif ou idéalisé : chacun des penseurs, portant en lui-même de la logique classique, peut croiser l'influence de tel auteur quelle que soit sa filiation religieuse, et y trouver non seulement son sel mais l'impossible qui manquait à sa propre interprétation.
Chaque particularité, travaillée par l'universel grâce à l'outil de la logique, prélève dans l'Autre la dimension de l'impossible nécessaire à son propre discours.
Ce travail est lisible dans l'article "Les sources philosophiques du guide des perplexes" (ou des désorientés).
Maimonide prend énormément appui sur Al Farabi, Ibn Bagga et pour le critiquer d'avantage mais dans le respect sur Avicenne.
Il ne semblait pas avoir une connaissance complète des idées d'Averroès au moment de l'écriture du Guide. Maimonide avait par contre lu l'oeuvre d'Al Gazali le "mutakallime le plus remarquable de tous les temps" dit Pinès.
Le statut de l'intellect agent est un des enjeux, difficile à comprendre, pour le lecteur non spécialisé des échanges entre penseurs ; mais Maimonide suit Al Farabi quand ce dernier explique que le prophète législateur réalise l'union avec l'intellect agent (et de la sorte une connaissance parfaite et complète de tout ce qui peut être connu intellectuellement) ; Maimonide vise la position d'exception de Moïse.
Il y a surgissement d'une limite au possible de ce raisonnement, un impossible logique, c'est le moment ou Maimonide fait référence à la faculté imaginative : pour Al Farabi le prophète législateur qui réalise l'union avec l'intellect agent poursuit son oeuvre politique avec l'aide d'une puissante faculté imaginative alors que Moise ne faisait aucun usage de l'imagination ; ailleurs le même Maimonide dira que c'est par l'imagination qu'un homme d'Etat joue un rôle exceptionnel.
Dans le dialogue avec Avicenne, Maimonide récuse l'expérience mystique ou le côté miraculeux des prophètes ; il admet néanmoins que ses mêmes prophètes puissent atteindre la connaissance de la réalité sans préalable de pensées nécessaire à cette connaissance.
Là aussi aller-retour autour de la question de l'impossible.
Maimonide récuse la croyance d'Avicenne en l'immortalité des âmes individuelles ; sur la question de la survie de l'âme, il se range à l'opinion d'Ibn Bagga.
Rien d'individuel ne subsiste après la mort.
Cette question est essentielle pour penser ce qu'est la responsabilité d'un sujet car si l'éternité nous est promise, rien ne nous ferra différencier les bonnes et les mauvaises actions.
À l'inverse, si chacun s'achemine vers le néant, bons et méchants semblent mis sur le même plan, au regard de la miséricorde.
Aucune transcendance n'est, pour finir, découverte par Maimonide dans sa lecture des auteurs comme Al
Farabi et il multiplie alors selon Pinès les définitions et les descriptions de sa conception de Dieu de façon à laisser entendre les limites de l'entendement humain.
Il y a incompatibilité entre les propositions, il y a de l'impossible dans la logique, de l'incomplétude.
Pour finir Pinès décrit les "quatre discours" de Maimonide :
Un discours où s'exprime une pensée critique, dans le sens Kantien du terme. Un discours où prévaut une théologie juive plus ou moins traditionnelle soucieuse d'éliminer les anthropomorphismes. Un discours s'étale un aristotélisme plutôt avicennisant. Un discours emprunt d'un certain mysticisme plus réduit, mais terminable.
La grande table de la logique est brisée en quatre morceaux qui fixent, chacun, l'impossible de l'autre.
Au bout du discours, la vérité reste seule guide pour Maimonide. Pas de promesse dans le discours, pas de jouissance assurée.

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