mardi 31 juillet 2018



Comment peut-on parler du réel du corps?


Jean-Jacques Tyszler


Pourquoi peut-on dire en même temps que pour l’Ics le corps occupe le registre de ce que Lacan a appelé le Réel, l’impossible à symboliser et à imaginariser et que notre modernité, le forçage scientifique accélère le fait que dans la clinique c’est le versant réel du corps qui occupe le devant de la scène, l’imaginaire ne faisant que coller à ce Réel.
Je souhaite partir d’une présentation clinique récente faite à l’hôpital de Ville Evrard qui m’a permis de rencontrer un patient, névrosé obsessionnel « grave» qui avait atterri en psychiatrie parce que depuis plusieurs mois il ne soignait pas un ulcère de la jambe qui s’était sérieusement infecté.
Le raisonnement de cet homme intelligent et cultivé, technicien au PTT, spécialiste de la facturation détaillée, était parfaitement paralogique : son appartement était encombré de sacs et détritus au point qu’il ne pouvait plus s’allonger, il dormait assis, écoutant « radio courtoisie », s’étant ainsi fabriqué des oedèmes des jambes. L’étroitesse des passages dans la maison était telle qu’il se blessait régulièrement contre tel carton ou tel déchet, d’où l’ulcère qu’il a soigné à l’eau claire durant quelques semaines renonçant ensuite car l’évier n’était plus atteignable.
Il ne s’agit pas d’un patient psychotique mais bien d’un névrosé poussant loin ce qu’on peut appeler un déni de l’impossible ( le corps allait-il guérir par miracle ?) voir une quasi-forclusion de la catégorie que Lacan nomme Réel.
Paradoxalement ce qu’incarne ce patient est une vraie question : nous ne savons pas ce qui correspond au signifiant le corps . La réalité physiologique et l’imaginaire du schéma corporel ne disent rien de ce qu’est un corps pour tel ou tel sujet.
Le corps est radicalement étranger à la prise subjective, à la symbolisation ; il vient à ce titre occuper ce registre du Réel et notre malade le dit à sa façon : seuls les trouages du corps donnent à la chair sa tenue, sa fonctionnalité, son érotisation.
Chez le petit d’homme le trouage du corps par les signifiants maternels permettent une disponibilité de l’appareillage pulsionnel ; sinon la « déspecification» pulsionnelle est à l’œuvre.
C’est l’odeur de putréfaction qui obligera la fille du patient à l’hospitalisation « la mort entre nous deux» disait notre patient en racontant un souvenir d’enfance.
Que le corps ne soit plus attrapable par l’ordre du signifiant n’est pas une démonstration que la psychose et la névrose obsessionnelle partagent seules. L’homme moderne dans sa volonté de traiter le corps comme un meuble, un objet, le support de jouissances nouvelles voit le bord du Réel de ce denier saturer tout l’espace.
C’est une première approche de la question du corps et de l’Ics : là où Freud et le Lacan de la première époque, celui du stade du miroir, privilégiait le corps comme surface de projection, comme imaginaire, comme d’ailleurs le faisait l’hystérie – écriture sur le corps – nous devons constater un déplacement que la Science et les techniques produisent et accélèrent : c’est le versant réel du corps qui désormais occupe notre clinique.
Au tiraillement de l’imaginaire et du réel, Lacan place dans le nœud borroméen, la Jouissance Autre, de l’Autre du corps, non pas de l’Autre du signifiant, dit-il.
Vous avez remarqué comme beaucoup de praticiens le changement de symptomatologie de l’Hystérie.
Les formes classiques, toutes en leur fond réponse insurrectionnelle contre la prévalence du phallus – même si c’est le pour le présentifier – ont quasi disparu.
Le fait que le référent phallique cède du terrain, cède la place à l’Autre jouissance s’explique par le forçage que nous évoquons : la division imaginaire classique entre soma et psyché, le fait que le corps n’est jamais réductible à sa désignation est battu en brèche par un discours refoulant toujours l’impossible.
La dépression remplace algies et paralysies mais la chimie rend inutile toute lecture, toute interprétation.
La chirurgie esthétique déjà plutôt «transformatrice» (cf. Brésil) vient suturer tout défaut, toute marque d’une castration devenue « vieux jeu »
La dimension sexuée elle-même a été abolie par les prouesses des techniques opératoires et la résignation des hommes de Loi.
Que dire alors de la dimension du sujet ( $ ) si la notion même de coupure se trouve ainsi durablement déplacée ?
Nous avons grâce à Marcel Czermak travaillé depuis longtemps sur la question du corps prise dans les problématiques hors castration, dans le champs des psychoses.
Les travaux, que certains connaissent, sur le syndrome de Cotard, le transsexualisme et d’autres bords encore de la psychose où l’image et l’objet divergent ont permis d’insister sur un point majeur : méfions nous d’une vision spontanée et intuitive de la représentation du corps car ces psychoses échappent radicalement à toute représentation . Leur abord est fondamentalement topologique.
Nous avons attiré l’attention sur les délires de jouissances, de surface dans des typologies parfois complexes mais riches d’enseignement sur la façon dont la forclusion phallique fait retour.
J’avais évoqué dans un article intitulé « remarques sur la jouissance d’enveloppe» (dans l’un des 2 tommes sur l’identité sexuée) une curieuse dysmorphobie chez un jeune patient qui mettait en relation de voisinage la peau du visage, le vêtement et le sol ; son visage lui paraissait souillé en permanence ; quelque chose collait à la peau malgré les lavages répétés et les vérifications dans la glace.
Les entretiens ont fait apparaître une relation originale avec l’espace ambiant par l’intermédiaire de la surface constituée par le vêtement et les semelles de ses chaussures : lorsqu’il portait un « survêtement» c’est à dire comme il disait « quelque chose qui formait un tout, le bas allant avec le haut, le bas continuant avec le haut » et que ses semelles n’étaient pas trop usées, alors il observait une sédation des phénomènes parasitaires sur son visage.
Etrange représentation si c’en est une du corps et de la surface, permettant d’amener le mothypocondrie en tant que nécessaire à toute avancée sur les questions du corps.
Rappelons nous au passage l’inquiétude de « l’homme aux loups», la crainte là aussi étrange pour une représentation spontanée, que le «trou sur sonnez » ne se comble pas.
Quelque chose fait irruption dans le champ spéculaire sous la forme d’un objet ou d’un trou aussi bien interne qu’externe. «Imperfection» qui contamine peu à peu le « champ de réalité» d’un réel qu’il nous faut nommer hypocondrie.
Ce jeune patient s’était peu à peu amélioré du point de vue de la dysmorphobie mais un cancer cutané fulgurant a brisé les efforts et l’espoir.
Peut être est-ce cette expérience prise dans le champ de la psychose qui nous a rendu particulièrement sensible à l’arrivée de pathologies que l’on dit « nouvelles» et qui concernent aussi les marques sur le corps d’une bonne fraction de la jeunesse. « Nouveaux marqueurs identitaires », disent les sociologues.
Que viennent révéler ces coupures, ces trouages du corps ? Peut-on encore parler de trait au sens de l’identification ?
Que tirer comme conclusion concernant le lieu de la division subjective ?
D’un point de vue historique ou journalistique ces pratiques sont issues de trois mouvements :
-Les punks et leurs fameuses épingles à nourrice
-Les « primitifs modernes» communauté hippie de Californie qui au milieu des années 70 se passionna pour la symbolique des pratiques rituelles de marquage de la peau.
-Les milieux sadomasochistes et leur influence sur la mode.
Cet abord permet de corriger l’aspect par trop médical du fantasme à l’œuvre : si le corps est devenu la propriété de celui qui l’habite c’est du fait de l’essor d’un langage techno-scientifique mais aussi des inventions de l’Art charnel ou Body Art et également de l’aspiration à une liberté enfin Toute, coté féminin.
C’est à dire que les prouesses et réponses médicales ne sont qu’un cas local de la logique du fantasme à l’œuvre dans une société où le corps devient d’avantage marchandise, objet à jouir, que corps « glorieux» ou sublimé.
J’ai suivi récemment deux jeunes filles appartenant à ce qu’on appelle des « tribus d’ados» en référence à des modes vestimentaires et à des quartiers de prédilection à Paris ( toujours des questions de surface et d’espace)
Il s’agissait de la tribu «Gothiques», collier clouté, débardeur noir, les ongles peints en rouge très sombre, goût pour la provocation, beaucoup d’alcool pour des jeunes de cet âge, des expériences avec des drogues aussi.
Mais ce qui avait suscité l’inquiétude des parents c’est la nécessité pour ces jeunes filles de se couper la peau, de « se mutiler» comme on dit, sur les bras, les cuisses aussi.
Ces gestes répondaient à une pulsionnalité, une demande impérative du corps dont elles étaient incapables de rendre compte ; ce n’était pas dépressif au sens commun, aucunement suicidaire.
Le corps nécessite alors un type de coupure « faut que ça saigne» comme disait la chanson de Boris Vian.
La pulsion n’apparaît plus alors spécifiée par un bord anatomique appellant la fonctionnalité d’où le terme de « déspécification» qui semble valoir ici aussi.
Clinique du coté acéphale et déspécifié de la pulsion qui n’est pas interrogeable ni travaillable comme un symptôme . C’est au prix d’un parcours dans lequel j’ai moi-même convoqué un autre imaginaire du corps – le corps pris dans l’esthétique, la séduction, la féminité etc. … c’est à dire pris dans un regard signifiant parce que désirant – que la pratique de ces coupures a cessé (on pourrait parler d’une pratique du sinthome)
Autre imaginaire du corps car celui que la clinique de ces patients présentifie n’est pas le corps dénaturé ou modelé par le signifiant.
C’est un corps qui répond au forçage du discours ambiant sur l’objet, la publicité, les échanges, la libre circulation du commerce, la globalisation. C’est un corps qui vient dire la face sombre d’une marchandisation des esprits. C’est aussi un corps qui épouse mais dans l’automaticité, le versant désymbolisé du discours de la Science. Tout est affaire d’expérimentation, d’expérience, drogues, alcool, effraction des limites du corps…
C’est un imaginaire qui colle au corps réel : « Ça saigne donc je suis »
Nous devons faire confiance à cette clinique un peu déconcertante car ne s’appuyant pas sur la problématique classique du refoulement du sexuel et du symptôme.
Le corps, le réel du corps vient produire un essai de coupure, une mutilation, car la dimension de subjectivité qui accompagne la longue maturation dans la culture du discours de la science trouve actuellement sa limite.
Le sujet de la psychanalyse c’est le sujet de la science, a pu dire Lacan, car dans l’opération cartésienne, la laïcisation du Réel laisse une place à une causalité matérialiste y compris dans l’Ics.
Mais la promotion du discours scientifique pousse depuis une génération plus loin l’effacement du référent phallique et du même coup ce qui pour chacun fait trait, fait singularité ( le phallus est un opérateur qui conjoint pour disjoindre)
La singularité du désir la science ne s’y intéresse pas ; par contre elle pense pouvoir répondre à toute demande sociale ; les réponses sont conformes à l’intuition freudienne : n’importe quel objet peut être proposé à l’économie pulsionnelle ; les jouissances « partielles» du regard, de l’oreille, du corps sont décrites à loisir.
Nous pouvons alors comprendre les nouvelles formes de coupures sur deux versants :
D’un côté production d’une jouissance du corps propre autoérotique, court circuit de la pulsion, substitut à la jouissance sexuelle en tant que phalliquement entretenue.
D’un autre côté recherche à l’aveuglette d’un autre lieu pour la décision subjective dès lors que cette dernière emprunte les voies et les impasses du forçage scientifique.
Le réel du corps, le versant du corps comme réel vient proposer des nouages cliniques qui ne sont pas psychotiques ; ils ne peuvent être dit pervers même si le masochisme sert de bordure ; nous sommes en plus, ici, dans des cas féminins.
Nous ne retrouvons pas aisément l’insatisfaction fondatrice de l’hystérique et le sujet souffrant, toutes les jouissances sollicitées sont comblantes .
On peut dire, c’est une clinique du nœud dans laquelle l’intervention du praticien vise à séparer des champs au départ confondus comme j’ai pu le souligner pour les imaginaires aussi bien Jouissance phallique et Jouissance Autre.
C’est une clinique qui s’élabore, soumission des catégories habituelles de la clinique – névrose, psychose et perversion- à ce que Marcel Czermak appelle psychose sociale depuis de longues années.

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