Jean-Jacques Tyszler – Révolution dans la famille ?
Famille traditionnelle, famille nucléaire, famille choisie
Un centre médico-psycho-pédagogique reçoit en nombre des familles et des enfants et est, de ce fait, un bon poste d’observation des mutations en cours.
Dans une grande ville comme Paris se présentent encore les deux parents avec enfant(s), mais dans une petite majorité des cas il s’agit d’une « famille monoparentale » ; le père est absent ou « satellisé » ; il intervient de loin en loin, surtout pour les questions scolaires. Certains enfants venant de pays à forte tradition familiale au sens large, pays d’Afrique ou du Maghreb passent à toute allure de la « famille traditionnelle » au huis clos avec leur mère. Il y a aussi les petits sujets de l’exil dont un parent, souvent le père, est décédé au pays, ou disparu, ou dont on sait qu’il ne viendra pas, ou dans longtemps…
La famille nucléaire, qui sert de socle au complexe d’Œdipe pour Freud, n’est plus toujours au rendez-vous ; d’où l’intérêt d’ailleurs de mobiliser le « complexe de castration », plus large dans son acception que le mythe fondateur. Il y a chez Lacan comme chez Bion, l’intuition de devoir penser au-delà de l’Œdipe stricto sensu.
Se présentent également à nos consultations ce que nous nommerons des « familles choisies » : familles nombreuses, car recomposées au fil du temps, familles adoptantes, quelques couples homosexuels, des femmes ayant eu recours à la fécondation médicalement assistée, parfois solitairement.
En plus de quinze années d’exercice dans notre unité, nous n’avons pas constaté de troubles pathognomoniques suivant la typologie de la famille considérée ; cela nous semble important à préciser compte tenu des jugements péremptoires régulièrement portés sur ces questions. Paradoxalement l’agitation de l’enfant petit, abusivement rangée dans le TDAH (Trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité) et traitée de manière pharmacologique, est la plupart du temps le fait d’un enfant « roi » vivant dans les meilleures conditions d’amour et de confort, et, comble de l’humour, avec un père garant de l’autorité publique, sous l’uniforme ou une autre forme.
Nous avons déjà dit notre lassitude face à l’attitude qui consiste à toujours pleurer sur la perte de l’autorité et de la verticalité. « Ce que fut l’autorité » avait déjà écrit Hannah Arendt à la sortie de la Seconde Guerre mondiale ; il nous faut désormais faire avec l’existant sans nostalgie ignorante des horreurs passées.
Sommes-nous à l’aube d’une révolution dans la conception de la famille ? Ou bien, plus simplement, refusons-nous de prendre en compte les appuis symboliques nouveaux ?
Nous proposerons à nouveau d’entendre, si c’est possible, le passage de Lacan du Nom-du-Père aux Noms du Père. Et aussi d’incorporer à notre regard clinique la logique du « pas tout », proposée dans le séminaire Encore de 1972-1973 ; déjà un demi-siècle.
La Révolution française et la famille
Nous nous appuyons sur l’excellent ouvrage de référence de Philippe Sagnac La législation civile de la Révolution française[1], édition de Paris de 1898. « C’est le mariage qui crée la famille. Celle-ci sera ce que la feront les époux. Pour la transformer, il faut donc d’abord modifier les rapports entre les conjoints. »
Dans les pays de droit écrit, la femme restait étrangère aux affaires de son conjoint. Dans les pays de droit coutumier, l’union des intérêts était la règle : les époux possèdent en commun. Le Comité de législation de la Révolution souhaita imposer partout, dans toute région, la communauté associant la femme au mari et relevant sa condition. Notons qu’il n’y aurait plus eu alors de chef exclusif de l’association conjugale ; pour empêcher la dilapidation des biens communs, pour obvier à « ces engagements indiscrets qui ruinent souvent la fortune des deux époux, amènent les divisions intestines, les chagrins et la misère » (Rapport de Gambacérès). Les juristes firent obstacle aux propositions du Comité et la Convention admettra les diverses lois matrimoniales et ladite suprématie maritale.
L’égalité dans les relations conjugales reste un rêve ; le droit des Anciens pèse sur le droit qui essaye de s’écrire. L’écart entre égalité et égalitarisme est fortement sollicité à nouveau aujourd’hui.
Le rapport des parents et des enfants : tout est-il ordonné par l’exception ?
« Dans les pays de droit écrit, le fils est] sous la puissance absolue de son père pour une durée indéterminée. Cette patrie potestas s’étend, à peu près dans la même mesure que dans le droit de Justinien, sut la personne et sur les biens. […] La pleine indépendance ne peut exister pour le fils de famille, même marié, ayant des enfants et revêtu des plus hautes dignités. » Inutile de préciser pour la fille.
Il n’y en a qu’un effectivement qui ne se prive de rien, cumulant propriété el usufruit : « Dans le droit coutumier, au contraire ‘puissance paternelle n’a lieu’. Point d’autorité absolue, d’une durée illimitée. Le pouvoir domestique appartient à la fois au père et à la mère : la douceur de celle-ci tempère la sévérité de celui-là. » Cette conception idéalisée, de source chrétienne d’après l’auteur, régnait en Ile-de-France et dans les pays de Loire.
Irruption d’un « pas tout » dirions-nous ; l’autorité n’est pas toute sous le pouvoir paternel. Lacan soulignait souvent, dans son séminaire, la façon dont la parole d’une mère faisait pour l’enfant autorité pour peu qu’elle indique, à sa façon, ce qu’elle-même devait au désir pour tel ou tel autre.
« Une troisième législation vint se superposer au droit écrit et aux coutumes. Les rois, pensant que “la naturelle révérence des enfants envers leurs parents est le lien de la légitime obéissance des sujets envers leur souverain”, transformèrent par ordonnances le droit familial et imposèrent à la France entière des règles sévères, tyranniques, cruelles, qui contrastaient singulièrement avec les mœurs de la nation. »
Passage bien connu de l’autorité à l’autoritarisme au nom des principes sacrés de la fondation ! La Révolution essayera de faire disparaître la tyrannie domestique sans contrôler par trop le monde de la famille. Autorité conjointe des parents, intervention d’un conseil de famille si nécessaire, puis de magistrats si besoin… Nous nous rapprochons de nos normes habituelles.
Le droit familial, dont la Révolution accouche, reprend la logique d’éléments du droit coutumier, mais l’enrichit de propositions novatrices : les deux parents ne sont pas tout, il y a d’autres membres de la famille qui comptent, mais aussi les amis ; vision utopique d’une petite république domestique ? Probablement, mais cela aura des ricochets au moment d’autres périodes révolutionnaires dans l’Histoire, des expériences de communautés, des kibboutz…
« Faire de la famille une association régie, comme le corps politique, par la liberté et l’égalité, indépendante d’ailleurs de l’État, et, en cela, association unique et privilégiée, parce qu’elle est la seule naturelle, telle est l’idée directrice des révolutionnaires. »
La famille nucléaire n’a plus le vent en poupe et nos jeunes cherchent à tâtons des prolongements de la famille, des ouvertures, dans le monde associatif, les engagements sociaux, dans les arts et la culture…
Il n’est pas besoin de dire qu’ils sont « moins famille » ou « sans famille » comme pour déplorer un déficit ; ils ne se pensent « pas tout » dans et par la famille, obligeant au passage la psychanalyse à proposer quelques signifiants nouveaux.
Nous renvoyons à la passionnante lecture de la législation civile, avant et après la Révolution française. Nous y voyons, presque en clair, une inspiration possible pour penser la pluralité du signifiant « père », de sa fonction. Il y a des nouages différents mis à l’épreuve dans la Révolution pour distribuer et limiter les jouissances. Des Noms du père, pourrait-on dire sans recours nécessaire à la force brute ni à la figure de l’exception.
La famille et le « pas tout » lacanien ; accepter le risque du manque d’universalité
Nous avons succinctement évoqué le polymorphisme des familles que nous suivons au quotidien dans notre service parisien.
L’enfant est reçu pour lui-même dans une psychothérapie ou dans un travail de groupe. Souvent nous nous devons de proposer « une guidance parentale », non pas pour normer ou normaliser le fonctionnement de la famille, mais parce que la détresse du ou des parents peut être massive, en dehors d’une pathologie avérée nécessitant une double prise en charge. Dans certains cas nous essayons de revivifier les liens affectifs par trop distanciés ; à l’inverse, nous indiquons pour d’autres enfants que l’horizon est bien plus vaste que la seule famille. Tout va dépendre de la clinique, au un par un.
Il y a des choses cruellement « classiques » : ainsi avons-nous reçu en nombre des enfants endeuillés, du père ou d’une mère, après une longue maladie ou un accident. La perte fait revisiter le génie de Freud. On ne peut proposer à l’enfant, en aucune circonstance du deuil, de remplacer un objet d’amour par un autre sans prendre soin de repasser par au moins un trait d’identification. Il devra prélever un sourire, une chanson, une démarche, un humour… qui permettra de poursuivre le chemin d’une vie. Un seul être vous manque et tout est dépeuplé, c’est aussi simple que cela “une famille”. On ne peut impunément la jeter aux orties.
À l’inverse, en nombre aussi et c’est le plus fréquent, ces enfants tenant à bout de bras et dès le plus jeune âge leur parent isolé et défaillant. L’enfant sera toujours solidaire de l’adulte défaillant : que ce soit une psychose avérée, un alcoolisme sévère, une dépression passée à la chronicité, une maladie somatique invalidante… Il faudra ici ouvrir peu à peu la fenêtre fantasmatique sur un au-delà d’être battu par le destin. Avec tact et mesure, inscrire avec l’enfant du « pas tout ». Tout n’est pas dans la famille même si tout n’est pas non plus hors la famille.
Il faudrait longuement évoquer le devenir des enfants et des familles dont nous nous occupons par une alliance de solidarité avec les CADAS (Centre d’accueil des demandeurs d’asile) d’Ile-de-France : les sujets sans Lieu, en exil forcé, et demandeurs d’asile.
Familles disloquées, sous le joug combiné des traumatismes et des deuils ; perte d’un pays, d’une langue, d’un parent, de la protection d’un Nom même.
L’immersion brutale dans un tout autre contexte de culture, de symboles et de manières de vivre nous pousse à une grande humilité. Il nous faut écouter avant de généraliser ; il n’y a plus d’universalité aisée dans l’abord de cette clinique feuilletée qui mêle défection fantasmatique, désaffiliation symbolique, culpabilité et honte de l’Autre, qui laisse ces enfants être sans destin. Nous apprenons encore, et encore, de cette clinique de l’exil qui nous porte au bord, à la limite de ne plus trop savoir ce que l’on appelle encore, « l’humanité » en tant que famille.
Ces enfants ne deviennent pas pour autant « fous », ni même désespérés. Ils trouvent en route, si nous prêtons un peu la main, la cabane pour s’abriter. C’est une fierté pour un service faisant mission de service public de s’y essayer. Nous n’avons pas besoin de le sur-souligner. Nous n’inscrivons pas notre action dans un retour à l’ordre qui amalgame à nouveau en Europe la famille et la nation.
La psychanalyse se doit d’accueillir une conception moderne de la famille : d’un côté, ses invariants, ses bornes et ses limites portées à la jouissance ; de l’autre, ses ouvertures, ses métamorphoses inattendues. Toute outrance de discours ou tout renoncement laisseraient nos enfants dans le dépit.
[1] La législation civile de la Révolution française (1789 — 1801), réimpression de l’édition de Paris, 1898, Édition Mégariotis Reprints, Genève, 1979.
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