jeudi 28 mai 1992



Je crois à la haine inconsciente du style (Flaubert)

 

Partant d'une définition élémentaire du style comme agencement singulier des puissances propres de la langue, on peut dire - de manière très générale - que le style du poème consiste en un travail sur ses diverses capacités à figurer. À mettre en figures, au sein même de la langue.
Mettons que le style soit une accommodation des deux axes de l'image et du rythme, avoir du style, sera faire image et faire voir ; mais aussi bien, et concurremment, faire entendre. Restreint, le problème est dès lors le suivant : étant entendu que les formes adjectivales, syntaxiques et prosodiques des Fleurs du Mal sont relativement classiques, quelle est donc l'invention des petits poèmes en prose ? Étant entendu que le style du recueil répond aux exigences de la tradition en jouant de la métaphore et de l'enjambement, quel style constitue ce nouveau genre : quel est l'agencement trouvé et quelles sont les modalités d'enchaînement des termes ?
On accordera bien sûr que le passage du vers à la prose n'est pas abolition du style, mais changement de sa forme, de sa place et de ses fonctions. Manière d'en avoir, mais mine de rien peut-être.
Pour situer l'économie du style baudelairien, on peut partir de la leçon que Proust en a tirée dans le Temps retrouvé : "Ce que nous appelons la réalité est un certain rapport entre ces sensations et ces souvenirs qui nous entourent (...) rapport unique que l'écrivain doit retrouver pour en enchaîner à jamais dans sa phrase les deux termes différents. On peut faire se succéder indéfiniment dans une description les objets qui figuraient dans le lieu décrit, la vérité ne commencera qu'au moment où l'écrivain prendra deux objets différents, posera leur rapport (...) et les enfermera dans les anneaux nécessaires d'un beau style..." Ce "beau style" que Proust spécifie plus loin comme métaphore est un bon résumé de la poétique d'une part des Fleurs baudelairiennes. Tant il est vrai que, chez l'un comme chez l'autre de ces auteurs, les ambitions dudit " beau style " sont d'enchaîner dans la phrase une différence et les termes de cette différence, et de poser le rapport de deux objets apparemment incommensurables. Autant dire, de produire une structure au regard, qui n'est autre que la métaphore et, par là même, de produire un effet de vérité : la vérité ne commencera que...
Résumant la leçon des Fleurs du Mal - dont le système de l'adjectivation constitue l'incarnation poétique la plus propre -, cette phrase proustienne ne s'en limite pas moins aux poèmes strictement encadrés. Elle expose bien que la poésie (la littérature même) doit se fonder sur le travail de report et de mise en comparaison d'objets essentiellement distincts, mais ne touche que partiellement Baudelaire.
En effet, pas plus la poésie que le style ne sauraient s'en tenir à faire image. D'autant moins même, à nos yeux, qu'une bonne part de l'entreprise poétique contemporaine tend à se constituer contre cet impératif classique de l'image... Au demeurant, on sait l'importance de la prosodie pour Baudelaire - c'est-à-dire de ce qui, dans la texture poétique, fait contre-poids aux aisances de l'image : la matière phonique et phonétique, les rythmes, les cadences, l'allure, les pauses... tout ce que l'on appelle parfois la " musique " du poème. Dans les projets de préface aux Fleurs, il notait ainsi : "comment la poésie touche à la musique par une prosodie dont les racines plongent plus avant dans l'âme humaine que ne l'indique aucune théorie classique ; que la poésie française possède une prosodie mystérieuse et méconnue, comme les langues latines et anglaises ; pourquoi tout poète qui ne sait pas au juste combien chaque mot comporte de rimes est incapable d'exprimer une idée quelconque." (Œuvres Complètes I, p. 183).
Le style s'élabore dès lors, non pas seulement dans l'image et la métaphore mais, au-delà même de ce plan imaginaire, dans le rythme et la séquence... dans l'assonance, les timbres et les accentuations, dans les scansions. Autant dire dans la construction temporelle et sonore du poème ; dans sa voix, son retour et ses segmentations propres - Et de cela, d'ailleurs, tout le monde est d'accord : au-delà de cette théorie des correspondances métaphoriques, un style s'institue qui se fonde sur le temps et les cadences. Notre question se dédouble ainsi : comment penser le style par delà l'image (à quoi Baudelaire répond comme nombre) et
comment penser le style par delà la métaphore et le vers (à quoi répondent les petits poèmes en prose). Et l'on comprend du même coup que cela engage, chez ce poète qui meurt aphasique, tout autre chose que ce fameux " beau style ".
Premier point du dossier donc : le nombre. En effet, Baudelaire a rigoureusement pensé cet au-delà de l'image en considérant la structuration mathématique du dire. Comme le remarquait Michel Deguy, commentant un passage de Mon coeur mis à nu- "pourquoi le spectacle de la mer est-il si infiniment et si éternellement agréable ? Parce que la mer offre à la fois l'idée de l'immensité et du mouvement. Six ou sept lieux représentent pour l'homme le rayon de l'infini. Voilà un infini diminutif. Qu'importe de suggérer l'idée de l'infini total ? Douze ou quatorze lieues, douze ou quatorze de liquide en mouvement suffisent pour donner la plus haute idée de beauté..." - "douze ou quatorze de liquide en mouvement", voilà une définition du vers... Le style trouverait dès lors son salut - très classiquement - dans le vers et sa diction, dans la césure et l'enjambement donc. C'est-à-dire dans la possibilité d'une disjonction entre limites syntaxiques et limites formelles, soit encore dans le signe visuel et sonore d'une crise syntaxique. Mais que fait alors cette résolution autrement moins traditionnelle qu'est la petite forme de prose - qui oublie le vers et marque une crise du sens ?
Je dirais qu'elle substitue à l'enjambement la contrainte de la petite continuité et qu'elle donne une autre forme à cet "infini diminutif" qui est, pour Baudelaire, le propre du style. Le petit poème de prose apparaît dès lors comme cette invention d'écriture où les effets de l'image et de la disposition versifiée sont reversées au compte de la pure dimensionnalité : dans l'exigence de quelques pages tout au plus.
L'hypothèse sera dès lors que ce petit poème en prose baudelairien tend au style parce qu'il veut conserver la puissance de frappe de la pointe finale des sonnets baroques. En ce qu'il vise à surprendre comme à faire penser. Loin de la plénitude de l'image et loin de permettre une réappropriation du temps perdu, le style - parce qu'il est petite forme - est le moyen d'une inscription directe du texte dans le lecteur et trouve en cela son modèle dans la peinture. La preuve en est ce texte de 1846 : "la bonne manière de savoir si un tableau est mélodieux est de le regarder d'assez loin pour n'en comprendre ni le sujet ni les lignes. S'il est mélodieux, il a déjà un sens, et il a pris sa place dans le répertoire des souvenirs."
Ou bien encore ce que dit Baudelaire de la nouvelle selon Poe : forme brève et donc percutante, une mélodie encadrée. La puissance de cette petite forme lui vient de quelques ressorts économiques : qu'elle est un " infini diminutif ", qu'elle est nombre et qu'elle est structurée ; et qu'étant tout cela en même temps, comme l'est le sonnet, elle est en plus de ce dernier introduction au réel sous l'espèce de la crudité.
Ainsi Baudelaire confronte-t-il abruptement le déplaisir du petit riche, d'un côté de la grille - qui a tout - et la joie du petit pauvre, qui n'a rien qu'un étrange jouet - que nous voyons d'abord par les yeux du petit riche à travers une grille. Et le poème se termine presque : "à travers ces barreaux symboliques séparant deux mondes, (...) l'enfant pauvre montrait à l'enfant riche son propre joujou, que celui-ci examinait avidement comme un objet rare et inconnu. Or ce joujou, que le petit souillon agaçait, agitait et secouait dans une boîte grillée, c'était un rat vivant." Et le texte de s'inscrire alors irréfutablement dans son lecteur comme une pointe acérée qui voudrait laisser une cicatrice.
Si l'on se souvient de la caractérisation de la poésie par Baudelaire - c'est du reste le caractère de la vraie poésie d'avoir le flot régulier, comme les grands fleuves qui s'approchent de la mer, leur mort et leur infini, et d'éviter la précipitation et la saccade. La poésie lyrique s'élance, mais toujours d'un mouvement élastique et ondulé. Tout ce qui est brusque et cassé lui déplait, et elle le renvoie au drame ou au roman de moeurs - on notera qu'il y a ici saccade et brusquerie dans la dénomination du rat. On notera même que la forme constante des poèmes du Spleen de Paris est précisément celle d'un récit brusquement interrompu par un propos qui fait pointe, par un concetto. Autant dire que, poèmes de prose, ces textes ont à voir avec le drame et le roman de moeurs, avec le fait divers de la vie des anonymes. Pour avoir une tenue et un style, ils ne rélèvent plus de la Poésie. Ils n'ont plus ni cette élasticité ni cette ondulation qui fondent le poème dans le pas du marcheur, dans le battement du coeur ou dans le flux et le reflux marin. C'en est donc fait des
métaphores par quoi le poème s'accroche à l'imaginaire. Mais ce qui advient en lieu et place de ces analogies rassurantes, c'est une version du réel.
Le déplacement à quoi condamne l'idée même d'une poésie sans le vers (sans la classicité du répertoire prosodique codifié) n'est pas sans effet sur la définition même Du style. On dira que cette invention de la petite forme en prose tend à faire passer d'une conception du style comme " élastique ondulation " à une opération du style comme coupure. Le paradoxe est bien là : c'est lorsque l'image cesse de faire plastiquement rupture (puisque la ligne de prose est continue) que la langue tranche comme telle ; c'est lorsque le style cesse de se définir en termes d'images que l'effet propre du sens se délivre ; enfin, c'est lorsque la syntaxis du poème le cède à l'ordre paratactique qui noue le récit et son propos conclusif que le mot même de style peut faire retour à son sens d'origine de stylet, poinçon, petit poignard.
A supposer que "les yeux des pauvres", "la corde", "le joujou du pauvre" et "la fausse monnaie" soient les emblèmes de ce genre, on pourra conclure sur ceci que - dans ces poèmes sur la douleur de l'autre - le style est le moyen le plus juste de nous faire saisir non pas une image de la pauvreté, mais ce que c'est que regarder un pauvre. Il est ce par quoi le lecteur comprend qu'il est impossible de " se mettre à la place " du pauvre. Fine pointe qui interdit la catharsis classique, coupure qui fait que terreur et pitié ne se métamorphosent pas, ici, en empathie identificatoire. Le style est bien plutôt là pour nous séparer nettement de toute tentation imaginaire de s'y mettre - à sa place. Il est le moyen de relever les contradictions de cette conscience innocente qui voudrait trouver toujours plus de pauvres où s'innocenter par l'aumône qu'elle leur fait. Il est, comme le veut la proximité du stilus latin et du stiletto italien, un poignard à la lame mince et pointue.
Autant dire que les petits poèmes baudelairiens du style un agent de la cruauté parce qu'ils en usent sous l'espèce de la crudité. La césure n'est plus ici dans le vers, pause respiratoire et suspens du dire, mais coupure entre le récit et les objets qui le fondent : les joujoux et le rat, l'aumône et la fausse monnaie, la corde du suicidé et le profit qu'il s'agit d'en tirer... L'effet de style sera donc obtenu dans le cadre de cette petite dimension comme profanation du style poétique classique, comme effort pour verser au compte du prosaïque ce que la disposition de vers rapportait auparavant. Moyen de parer aux battements du sentiment que les formes classiques autorisent encore. Il sera cela : dire l'horrible autrement, - et non plus dans l'image de la "charogne" que le "beau style" nous fait oublier. Il trouve à dire le sadisme sans effets de style ni de plainte ; non pas dans l'accord et l'eurythmie du vers, mais dans la pure discordance. Et l'on peut reconnaître, à cet égard, que le pari est gagné puisqu'ainsi redéfini, il aura permis de retrouver dans le développement de la prose quelque chose des puissances de condensation du vers. Puisqu'il aura conservé, en même temps que les puissances proprement analytiques et décapantes de la prose (prosaïque) les capacités synthétiques ( et par la même, le pouvoir de faire sens et mémoire) du vers.

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