lundi 1 décembre 2008


Freud, l'étranger et l'étrangeté



Il y a une chose que je souhaitais vous dire, une chose énorme sur laquelle je n'ai pas d'avis encore définitif, c'est que, comme vous le savez, Freud ne commentera pas, ou presque pas, l'antisémitisme viennois et la montée de l'abject. Essayons de chercher, peut-être il y a quelque chose qui nous échappe, mais vous ne trouverez pas de grand texte de Freud sur la question qui pourtant était virulente à Vienne. Il fallait voir ce qu'était Vienne au temps de Freud, on en a des commentaires par d'autres penseurs. Freud ne commentera pas tellement cette dimension ni même la montée de l'abject qui pourtant était là. Ce qui fait que je partage l'idée selon laquelle on peut s'interroger, à la toute fin, sur la bizarrerie de l'impossible départ de Freud. Vous savez que Freud a été dans la pire difficulté mentale pour quitter Vienne et qu'il y a laissé ses deux soeurs. Freud aurait pu sauver sa famille dans sa totalité et il ne l'a pas fait, il n'a pas pu le faire, et ses deux soeurs sont mortes dans les camps. Donc, il y a quelque chose que je vous livre comme cela, au passage. Ce qui est intéressant dans la position de Freud c'est que, dans son oeuvre scientifique, il ne prendra pas tellement soin de décrire ce qu'il pensait, ce qu'il vivait de tout cela. Est-ce que cela à son intérêt pour la difficulté finale, cette forme d'inhibition face au drame ? Question que je vous livre au passage. Et donc on pourrait dire, comme Pierre-Christophe (moi, je serais d'accord avec cela, mais il faut mesurer le drame et la totalité du courage du personnage) que Freud va choisir la psychanalyse comme réponse à la tension entre le trait (y compris celui traité de manière abjecte, l'identité) et le lieu de l'Autre. Le lieu de l'Autre pour Freud, on pourrait le dire comme cela, si vous êtes d'accord pour le dédoubler :
il y a la culture allemande d'un côté, Freud adorait la culture allemande, il adorait la langue allemande ; c'est un très grand germaniste qui a eut le Prix Goethe ; c'est une part de son autre ; il y a l'héritage grec et romain, pour lui, le sommet de la culture classique.
Il y a des ouvrages, parfois un peu anecdotiques mais intéressants, disant que dans la même rue que Freud vivait Herzl. Freud était, bien sûr, informé des théories de Herzl, le fondateur du sionisme. Mais Freud n'a pas donné de texte explicite de son lien avec le politique, au sens où nous l'entendons, ni non plus avec l'idée de la nation, avec la question du nationalisme au sens classique du thème : cela, ça ne l'intéressait pas. Mais Freud fera le choix de ne pas dire publiquement ce qu'il aurait souhaité dire, ou pas, des questions de politique et de nation alors qu'elles étaient, évidemment, en germe dans la Vienne de l'époque où ses débats étaient très importants, si ce n'est dans Massenpsychologie. Mais, pas la politique comme on l'entend aujourd'hui : il ne prendra pas partie comme nous l'avons fait, à tort ou à raison, dans notre première revue sur Sarkozy contre Ségolène, ou des choses comme cela... On n'a pas ce Freud-là. Ni non plus sur des questions comme la question juive et son devenir : il n'ira pas à Jérusalem, comme vous le savez.
Alors, Freud et la culture allemande. Là, il faut être tout à fait simple : Freud est un esprit allemand, on peut le dire comme cela. Il aime la philosophie allemande, adore la langue. Et quand on le lit dans la langue, je le fais un peu mais je ne suis plus assez fort en allemand, mais quand on essaie de lire un peu Freud en allemand, on voit le goût de la construction allemande, de sa richesse signifiante. C'est incroyable ! D'ailleurs, je regrette, qu'à l'association, on ne travaille pas, de temps en temps, avec nos collègues de langue allemande, certains bouts des textes freudiens : c'est génial ! Je voulais aussi vous rappeler aussi, au passage, ce que j'appelle une évidence forclose : assez bizarrement, il y a des "trucs" massifs, évident et, en même temps, cette évidence tombe dans le regard et fait que les pays de langue allemande (Allemagne, Autriche) sont des pays totalement pétris de culture juive. Il faut bien voir que la vie intellectuelle et commune, sur presque un millénaire, fait qu'on est "infichu" de dénouer un fil de l'autre : bien malin qui pourrait savoir, prenant tel intellectuel, artiste, homme de théâtre... à quoi il doit. C'est un nouage extrêmement serré que la culture juive allemande. On peine à distinguer le fil de l'un du fil de l'autre. On a oublié tout cela. Ceci est vrai pour l'Allemagne, ceci est vrai, je vous le rappelle ou le mets à contribution, pour un pays comme la Pologne : la presse juive était plus lue en Pologne que la presse catholique. C'est comme si, ici à Paris, le principal journal n'était pas Le Figaro ou Le Monde, mais un journal écrit en yiddish. Ceci est vrai des grandes métropoles comme Vilnius, de Prague, de Varsovie... Il faut faire attention quand nous disons l'un
ou l'autre, les communautés... C'était un tissage extraordinairement serré et noué. Donc, moi je me permets de le dire car maintenant, il y a des ouvrages d'histoire qui semblent le redécouvrir : évidence forclose que tout cela. Ce forclos, il faut avoir le courage de le redire un tout petit peu. C'est pourquoi notre question, celle que Pierre-Christophe essaie de traiter, est importante. Parce que la plupart des penseurs, effectivement, surtout ceux que vous avez à l'esprit avec tout le courant marxiste, n'aideront pas pour concilier la question du trait, même feront l'inverse, et la participation, de plein droit, au champ de l'autre. Cette question est un impensé, une vraie difficulté d'histoire et d'histoire moderne aussi bien. Pour le marxisme, c'était clair, il faut être simple : l'assimilation sera proposée comme la seule solution à un problème qui, dans certains milieux juifs, n'existait quasiment pas. J'ai fait, dans La Célibataire, il y a quelque temps, un petit article de référence sur la question du Bund en Pologne et les Bundistes qui n'étaient pas des religieux mais complètement intégré à la culture marxiste et qui ne revendiquaient rien d'autre que de garder le yiddish pour la poésie, le théâtre, leurs journaux... et bien, même cela c'était trop et les marxistes de l'époque on dit : il n'en est pas question. Il n'y aura pas de trait singulier, pas d'autre choix que l'assimilation. C'est important cette question qui n'a pas pu être traité effectivement par la pensée moderne. Dans L'homme Moïse et la religion monothéiste, dont Pierre-Christophe a rappelé qu'il s'agissait d'un ouvrage considérable, Freud tente une réponse à cette logique qu'il sait en impasse dans une Europe où la haine monte à son paroxysme, et cela avec la formule que rappelait Pierre Christophe que l'on peut, de manière axiomatique, dire ainsi : si le père est étranger, notre identité nous vient toujours de l'autre. Et sûrement dans l'espoir de Freud, valant pour la judaïté, sa démonstration valait également pour la germanité. Comme vous le savez, cela ne pouvait être entendu. Freud a tout de même l'obligation morale de le dire. Cela ne pouvait être entendu, cela ne le sera pas et les questions de race s'imposeront. Mais je crois que c'est parce que, les penseurs qui le précédaient dans tout le champ n'avaient pas pu, là, résoudre ce paradoxe. Freud essaie à son tour, tardivement. Freud aime l'allemand qui lui a permis d'avoir le Prix Goethe de la ville de Francfort et il a pu dire quelque chose de très beau : "la langue n'est pas un vêtement mais notre peau". C'est beau comme formule. Il respire, comme sa peau respire, avec la langue allemande. La langue de Freud est allemande, sa culture est allemande et on sait que Freud a vénéré Goethe, un de ses auteurs de référence c'était Goethe. Donc Freud est un Allemand. Avec ceci, quand même, je voulais vous le faire observer à propos de la question de la division du sujet et de sa déchirure, c'est que sa culture intellectuelle, rêvée de référence, c'est Rome et Athènes. Vous voyez, nous-mêmes, quand nous réfléchissons à nos formes de division, souvent on dit : "entre ceci et cela". Chez Freud, on voit bien qu'il est déchiré sur un mode plus complexe, intéressant : le trait de l'héritage, celui qu'il ne récusera jamais, la question de l'allemand et puis cet autre de référence qui pétrit tout son travail de psychanalyste, Rome et Athènes. Alors, il y a de très beaux ouvrages qui racontent les difficultés psychologiques de Freud pour aller en Italie (il y a Jean Lombardi qui avait fait un bel ouvrage sur les voyages de Freud). Alors, Freud qui adorait l'Italie était dans une inhibition anxieuse chaque fois qu'il s'agissait d'y aller voir - une forme de paralysie du voyageur. Alors, ce qui est intéressant à propose de l'étranger, c'est que lorsque Freud arrive en Italie, il dit à son épouse : "Ici, je n'ai pas l'impression d'être un étranger". C'est intéressant. Moi-même qui vais souvent faire des conférences en Italie, assez bizarrement, pour des raisons que je ne pourrais pas analyser, je ne me sens pas étranger alors que parfois, allant faire des conférences dans d'autres coins du monde, il y a cette dimension... C'est comme cela. Donc, première chose, qui est intéressante, sûrement la question de l'angoisse et du désir, au moment où Freud s'approche des lieux principaux de l'idéalité intellectuelle, il tremble, néanmoins, même Freud. Alors, à Rome en 1901, il faudra attendre 1904 pour qu'il aille à Athènes. Et là, il y a ce texte extraordinaire qui s'appelle Un trouble de mémoire sur l'Acropole, qui est un texte beaucoup plus tardif, où Freud fait référence à ce sentiment d'étrangeté, de dépersonnalisation qu'il avait eu en visitant l'Acropole, sentiment de culpabilité aussi. Alors, là, il faut en dire quelque chose, mais évidemment, le texte est superbe en soi - et là, Pierre-Christophe, à juste titre, faisait référence, l'autre fois, à la question du père, la question du père y compris le paradigme, en le disant à la va-vite, du père humilié. Et il vrai que Freud le laisse entendre, il le dit même en clair, ce qui se passe sur l'Acropole, sa réaction quand il est en Grèce, interroge sûrement le rapport à son père. Freud dit des choses touchantes : qu'il s'est mis sa plus belle chemise blanche. En quelque sorte, il s'était préparé pour une sorte de communion intellectuelle. Il s'apprête. Il entre dans des zones où il dit, en anglais, c'est trop beau pour être vrai : le sentiment d'entrer dans des zones qui se déréalisent, pour lui. C'est un cas de too good to be true. Et Freud évoque lui-même les termes d'étrangeté, de dépersonnalisation, de culpabilité et finit par dire : "Ce qui nous empêchait de jouir de notre voyage était un sentiment de piété." Et je crois qu'on peut
dire assez simplement que Freud, détaché de sa filiation, de ce qu'il doit à la culture de ses pères, réalise là un rêve qui est le sien. Il traverse quelque chose qui est son rêve, c'est le rêve traversé. L'oeuvre de Freud est le fruit d'Athènes - nous en avons encore parlé à nos journées avec la centralité de l'oedipe - et la Grèce, le lieu où il prend son mythe fondateur de l'oedipe. Et ce n'est peut-être pas pour rien que Lacan, parlant de l'oedipe de Freud, dit que c'est une lecture religieuse que fait Freud à ce moment-là. C'est une sorte de paradigme religieux : "sa religion" dit Lacan. C'est un superbe passage que vous trouvez dans ce texte qu'il faut lire et relire Un trouble de mémoire sur l'Acropole, de 1936, c'est assez tardif. On comprend mieux maintenant cette remarque qu'avait faite Melman à l'occasion de Journées, où il re-proposait d'entendre le Signorelli. Melman disait que Freud connaissait aussi le français, Freud était très doué en langues. À l'époque, j'avais mal compris pourquoi Melman il avait proposé cela. Il disait qu'il faut entendre sig pour "Sigmund" et ignor pour "vieux", ce qui alors était une interprétation sur tout ce que je suis en train de vous dire sur la limite où Freud en arrivait dans ce voeu d'être présent au lieu de l'autre qui était, pour lui, la culture d'où il prenait la mathématique et la psychanalyse : la Grèce. Donc, cela me paraît très important et Freud dit lui-même qu'il y a la quelque chose d'injuste par rapport à son père, par rapport à ses pères, quelque chose d'interdit. Il en est coupable mais, néanmoins, cet écartèlement, cette division, cette déchirure entre le trait de filiation et l'autre, c'est sa façon de recevoir son message et son écriture. C'est comme cela que Freud a choisi de quel autre il recevait son écriture, l'allemand, et ses messages de référence chez les Grecs et les Latins. Donc vous voyez pourquoi, au départ, j'ai commencé sur le libre-arbitre. Freud est à l'oeuvre. Il choisit à l'intérieur de sa destinée malgré les symptômes, l'inhibition, les difficultés, la culpabilité... Il choisit et assume cette déchirure, il la connaît comme telle, il en parle et c'est celle qui lui fait pouvoir répondre au titre de la psychanalyse. Et je crois que L'Homme Moïse, effectivement - vous voyez, il reprend sur l'étrangeté, en 1936 - est sa réponse ultime au même tourment. Freud continue à se demander comment il peut s'adresser à ses frères, à sa propre communauté, aux autres, à l'autre. Donc, on a probablement cette réponse, sur les deux ans, qu'il a mis du temps à publier puisqu'il pensait que ce n'était pas souhaitable au moment où le texte était prêt.

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