samedi 6 décembre 2008



Le pire... ou pire : à propos d'une traduction d'Antigone



Dire que nous n'avons plus que huit pièces de Sophocle sur les cent vingt qu'il a du écrire pour les Grandes Dionysies d'Athènes, et que chaque nouvelle traduction apporte de l'inattendu et de l'inouï.
Relecture et retissage ; ainsi dans la collection Agora, Antigone traduit du grec par Jean Lauxerois avec une magnifique postface qui fait entendre, comme s'il s'agissait d'un drame d'aujourd'hui, les mots qui font lien ou qui le brisent.
"Le pire" surgit dès le prologue, trois fois répété dans la bouche d'Antigone.
Du pire qui lui vient de son père oedipe-le-Boiteux va-t-elle connaître ce qu'elle a déjà vu, tout le pire, ou encore pire ?
Force intact du signifiant, qui nous glace dans sa répétition ; le pire, nous dit Jean Lauxerois, c'est le kakon "le mal omniprésent, multiple toujours autre et toujours recommencé...". Si le pire vient s'ajouter au pire, si c'est le pire... ou pire, c'est que nous touchons une limite qui est celle que Freud fixe au réel du traumatisme, l'effroi, et qu'Antigone elle-même nomme "l'effrayant" :
"laisse-moi faire cette épreuve de l'effrayant : car l'épreuve à endurer ne sera jamais assez grande pour m'interdire d'avoir la mort qu'il faut".
C'est cette rencontre du pire et de l'effroi qui oblige Antigone en son effrayante exception. Qu'elle est la servitude de celle qui défie Créon, le maître de la Cité ?
A quels signifiants est elle aliénée au sens de la psychanalyse et par conséquent réellement sujet de sa vie et de sa destinée ?
Nous évoquons souvent à la va-vite le signifiant de la Loi qui n'est pas réductible aux service des Biens comme le souligne LACAN dans son grand séminaire sur l'éthique.
Mais encore au-delà des généralités acquises ?
Le traducteur et interprète nous guide vers les signifiants maîtres : - la philia, qu'il traduit pas "l'amicalité" ; le mot est omniprésent dans la pièce et désigne pour toute communauté l'exigence de préserver le lien, mais pas sous une forme théorique ou abstraite mais comme un être ensemble renouvelé de la manière la plus concrète.
Lors des journées de l'Association sur le vivre-ensemble des psychanalystes, Charles Melman a proposé le mot loyauté, qui lui aussi ne souffre pas de vague solidarité de principes.
La "piété" qu'il nous faut essayer de concevoir autrement que par la piétas chrétienne.
C'est au nom du respect dus aux morts qu'Antigone joue de l'équivoque qui la détermine et la sacrifie :
"Moi qui n'ai que piété (sebein), c'est moi qui suis taxée d'impiété".
Antigone se règle sur des lois non écrites qui sont celles de la parole qui fait lien entre humains.
Ces lois ne sont pas divines ni même transcendantes mais elles font pont entre les vivants et les morts et spécifient de ce fait l'espèce que nous sommes ; les parlêtres disait Lacan.
Antigone anticipe la mort car elle porte au plus haut le sens de ce qu'est une vie. Sophocle se fait ici l'écho
de l'immémoriale représentation de la femme comme médiatrice entre l'humain et la mort.
Selon le préhistorien Jean Paul Demoule des statuettes funéraires retrouvées de l'époque de peuples encore chasseurs-cueilleurs (au VIIe millénaire) témoignent de la présence d'une forme féminine au seuil du non représentable, le monde du retour à la poussière.
"Le cadavre, quelqu'un tout à l'heure l'a mis en terre et puis s'en est allé ; il a recouvert la peau d'une poussière sèche et il a accompli les rites qu'il faut". (Le gardien à Créon)
Jean Lauxerois rappelle combien la figure de l'héroïne tragique a été malmenée et mal interprétée, poussée vers l'exaltation de l'instinct de mort pour les uns, vers une forme d'hystérie individualiste pour les autres.
Lacan la prend à contrario comme paradigme de l'éthique analytique "ne pas céder sur son désir". Antigone ne veut pas céder sur ce rien de poussière sèche, qui est à ce moment de l'histoire de la Cité, et par conséquent de l'Histoire, le point qui relie chacun à l'universel.
Notons pour la préparation au-delà "du pire", du séminaire suivant "encore" que c'est Antigone qui semble logiquement logé du côté gauche du tableau dit de la séxuation ; c'est elle l'exception qui confirme la règle d'universalité de la castration.
Et Créon ne s'y trompe pas lorsqu'il déclare dépité : "L'homme, c'est elle".
Ainsi tout est à lire et à relire dans cette traduction de toute beauté, qui est à sa façon, déchiffrage de l'inconscient.

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