mardi 11 janvier 2011



Pourquoi la pluralité des noms du père ?



Groupe de travail sur la topologie
J.-J. Tyszler : Je vais essayer de faire avec vous un petit travail qui comme souvent est en amont, en deçà un peu de la pointe d’avancée de Marc et Pierre-Christophe. Ce que je dis n’est pas qu’une formule de style, c’est parce que je n’ai pas la… je me sens moi-même dans des questions qu’on aborde actuellement pas aussi avancé dans les propositions de lectures que Marc produit sur le sinthome, ou même Pierre-Christophe sur son interprétation qu’il fait du passage du nouage, disons individuel, même si le terme n’est pas bon, au nouage collectif. Par contre, il m’a paru intéressant au moment où on en est de l’étude dans l’association des séminaires, et pour une raison clinique que je vais vous donner tout de suite puisque l’on prépare en commun les journées de topologie. Bientôt et il faut quand même qu’on ait quelques pistes, donc je vous en donnerai une. Donc je voulais, ce que j’avais commencé un peu à Ste Anne, nous poser la question en commun, de ce que Lacan mettait, pourquoi Lacan dit-il Les noms-du-père, tout simplement ? C’est-à-dire au fond une question qui paraît bébête parce que chacun a sa réponse maintenant automatiquement, mais elle ne va pas de soi. Elle ne va pas de soi du tout, je m’en étais un peu expliqué à Ste Anne. Je le ferai moins dans le détail que je ne l’avais fait à Ste Anne parce que je voulais insister sur autre chose mais je vous en donnerai quelques pistes. Parce que probablement quand Lacan dit les Noms-du-père suivant les périodes de son travail – depuis l’Angoisse jusqu’à RSI – il ne dit pas exactement les mêmes choses. C’est-à-dire les pistes qu’il donne sont différentielles et différentiées. Et donc maintenant on a pris l’habitude, mais sans même bien comprendre tout de suite ce que l’on veut dire, de prendre la pointe extrême en disant que les Noms-du-père ce sont RSI, enfin les lettres elles-mêmes, mais pour en arriver-là Lacan est passé par bien des motifs en quelque sorte. Et donc je crois que, peu d’entre nous sont capables une fois l’axiome établi d’en déduire des choses, premièrement. Et ensuite ça nous prive de tout le long cheminement de Lacan lui-même, ce qui est quand même bizarre. Depuis le séminaire qui vient après L’Angoisse, que vous connaissez, ceux qui ont travaillé L’Angoisse où d’ailleurs assez bizarrement et ce séminaire supplémentaire qui tranche. Enfin, il finit sur la mélancolie L’Angoisse, il finit sur la mélancolie et puis tout d’un coup, on a cette incursion dans la Bible juive là, qui est assez étonnante, alors qu’on était au schéma optique, etc. Donc il avait sous le coude d’autres choses-là que tout d’un coup il livre, et à moins que Marc me le dise autrement mais il ne va pas y revenir avant un certain temps…
Marc Darmon : Il y aL’Angoisseet cette leçon inaugurale du séminaire sur Les Noms-du-père.
J.-J. T. : C’est ça. Voilà, il y a donc quand même un bond temporel apparemment pour reprendre les questions.Marc Darmon : …qu’il interrompt d’ailleurs… il en tire certaines conclusions de ???
J.-J. T. : Alors voilà, le thème que j’ai choisi et qui est un thème d’ouverture : "Qu’est-ce que vous entendez quand vous l’utilisez éventuellement, par le pluriel des Noms-du-père ?"
Là, je vous donne tout de suite la proposition de travail clinique, comme ça si je suis trop long, on l’aura pour la suite quand même.
La pointe clinique de la question que je souhaiterai peut-être travailler – on verra ça à la fin de l’année scolaire… c’est en mai je crois –, touche donc à quelque chose qui est à l’oeuvre dans l’association actuellement qui, par différents aspects, qui touche à la question Des négations – « les négations » donc, au pluriel. Et comme nous le savons maintenant, je veux dire on le sait parce que beaucoup ont déjà travaillé sur la question des négations. Des négations qui en psychopathologie ne sont pas que refoulement, déni et forclusion. Il est « acquis », entre guillemets, que nous avons depuis Freud avancé un certain nombre de pensées sur la négation qui ne rentrent pas strictement, facilement dans le cadre freudien, enfin le trépied de fondation : le refoulement, le déni et la forclusion.
Vous avez eu – enfin pour mémoire –, on avait fait le très beau travail sur le syndrome de Cotard, auquel tu avais participé Marc, qui était quand même à soi seul une pensée sur une forme de négation du Réel, qui est très particulière, qui ne se coordonne pas immédiatement, on peut le faire, mais qui ne se coordonne pas immédiatement avec le terme de forclusion, je veux dire qui engage d’autres difficultés de pensée. Et là en ce moment – beaucoup poussés par Marcel –, vous savez qu’il y a des collègues qui se réunissent sur le thème de « récusation » par exemple, mais il y a d’autres pistes. D’ailleurs Freud avait prévenu et Lacan le reprend, je ne sais plus dans quel séminaire, on n’a pas fait la liste, et loin s’en faut, des formes de refus par le vivant et de la manière dont le vivant vient dire non en quelque sorte au non. Et donc, je m’étais promis, si j’y arrivais, d’essayer de penser la négation dans son rapport – alors justement ce qui m’a paru intéressant et heuristique – c’est de penser à la négation aux Noms-du-père, au pluriel, ce qui n’est pas pareil. C’est-à-dire dans un 1er temps, de penser la négation – je dis bien un 1er temps, parce que c’est le temps de travail où j’en suis, ça ne sous-entend pas que ce soit le seul, ni le seul arrêt possible ; mais au moins de penser la négation dans le trépied que Lacan a toujours coordonné, que Marcel rappelle souvent à Ste Anne, qui est donc la triplicité du Nom-du-père, du phallus symbolique et du S A (S de grand A barré) parce que ces trois noms, ces trois écritures d’un certain point de vue sont toujours là coordonnées sous l’égide, font en quelque sorte partie de l’écriture du Nom-du-père, pour vous le dire sur un mode axiomatique. Je ne dis pas que c’est exactement le même, il faut faire attention à ce que l’on dit. Mais quand vous parlez du Nom-du-père, sans le dire, vous êtes obligé d’avoir une pensée qui noue, c’est-à-dire parlant du Nom-du-père, vous nouez de la même main le phallus symbolique et le symbole de l’incomplétude. Et vice versa, si vous prenez les choses par le phallus symbolique également, vous faites un noeud, vous nouez en même temps. Il y a par exemple un petit schéma de Lacan qui apparaît, je ne sais plus quand si c’est dans Le Sinthome ou R.S.I. ou plus tard, où par exemple, il écrit symbole, sinthome, symbolique, assez curieusement, il fait un noeud avec la réplication apparente du même terme. Et je pense qu’il faut entendre que sûrement dans notre conception du Nom-du-père, ce que nous appelons conception du Nom-du-père y compris dans l’expression forclusion du Nom-du-père, vous engagez en quelque sorte sous ce générique la position du phallus et la question de l’incomplétude du S de grand A barré, du signifiant du manque dans l’Autre, si vous voulez, ou bien même pour le dire comme Lacan plus tard une conception d’une autre façon de manquer — une autre dimension du manque. Ce qui fait pour le dire sur un mode provocateur, il n’est pas facile, même dans beaucoup de psychoses de dire forclusion Des Noms-du-père par exemple, vous voyez c’est drôle. Pourquoi ça ne va pas vous venir spontanément de dire forclusion Des Noms-du-père, parce que si vous dites – on peut le dire – forclusion du Nom-du-père, ça sous-entend que toutes les formes médiées du refus seraient abolies de la même main en quelque sorte ; c’est-à-dire que le psychotique n’aurait plus aucune résistance quant à la globalisation de son non. Et donc ma proposition, mais vous voyez, elle n’est pas orthodoxe du tout mais je fais un peu exprès, est de dire que probablement forclusion du Nom-du-père n’empêche pas d’autres formes de la négation de venir faire sinthome pour la structure. Ce serait une forme de proposition de travail, c’est-àdire ne pas envisager uniquement les formes de la négation comme des déficits, comme des enquiquinements, mais de l’envisager comme des formes de défense de la structure prises à partie par les questions de la forclusion. Ce qui d’ailleurs est une recherche constante qui serait d’essayer, qui n’est pas facile à comprendre mais pourquoi y a-t-il une telle diversité ?… quand on va aux présentations, Bernard le sait bien, c’est quand même inouï qu’au bout de 30 ans de présentations de malades, on est toujours surpris de la diversité de la psychose ; c’est-à-dire que c’est quand même une particularité, ce recel incroyable, la force logique de ces maladies pour inventer, en quelque sorte, pour se défendre. Et il est vrai que l’on est toujours étonné d’une année sur l’autre, on ne peut jamais dire que c’est la même qu’on a vue l’année dernière, ce n’est pas vrai. C’est toujours autre chose, ce qui est quand même assez étonnant. Alors même que les mots que nous utilisons, en doctrine évidemment, sont toujours les mêmes, la question du stade du miroir, la question de la forclusion etc.… mais ça n’explique pas pourquoi, il y a une telle force du diverse, du pluriel. Et donc je crois qu’il serait bien que l’on puisse travailler ensemble, sur ce que l’on pourrait appeler les analyses des formes différentiées du refus, effectivement dans les registres RSI. Et donc Marc, c’est comme ça que je l’avais compris, je crois que Marc, il me semblait que tu avais beaucoup insisté pour envisager à la suite de Lacan, l’acte d’écriture, l’acte poétique, comme une des réponses, en quelque sorte, technique et même éthique à cette difficulté. Je dis éthique. Pourquoi ? parce que – juste une petite
parenthèse – il y a un très bel article, je parlais d’Hölderlin à des amis parce que j’étais tombé sur ce texte extraordinaire de Blanchot, si vous avez le temps je vous conseille, c’est pas très long, dans ce livre qui s’appelle "L’Espace littéraire" où Blanchot parle de Kafka, Mallarmé et de toute une série de grands en annexe, assez curieusement, il y a un petit passage sur Hölderlin qui est non seulement d’une beauté hallucinante parce que c’est du Blanchot mais qui s’attache à la question du père, du nom-du-père chez Hölderlin. Et Blanchot répond à une vieille querelle concernant l’écart qu’il y a entre la psychopathologie scientifique et l’acte du poète, c’est un peu la même critique que vous trouverez par exemple en 62, un article de Jean Beaufret qui est une réponse au bouquinErreur ! La référence de lien hypertexte est incorrecte. de Laplanche où il raconte la schizophrénie d’Hölderlin. J’ai pas lu le livre mais j’ai l’article, qui est difficile à trouver, de Beaufret qui est un des grands heideggériens français. Et Beaufret de dire : ce que dit Laplanche, c’est très bien, en psychologie, en psychopathologie son rapport à la… bon, c’est extraordinaire mais la difficulté…
Marc D. : Lacan, il parlait d’échec de ce livre.
J.-J. T. : Voilà, Lacan avait déjà dit qu’il doutait de l’intérêt de ce bouquin… voilà, Hölderlin et la question du père et Beaufret de dire mais est-ce que cette visée scientifique, en quelque sorte, pour finir n’a pas comme grand défaut que la question que pose Hölderlin nous ne l’entendons pas tout simplement. La question que Hölderlin pose à la culture sur la dimension du Père et de la religion en l’occasion, nous ne pouvons pas l’entendre.
Si vous rabattez immédiatement la maladie du côté du déficit et que vous analysez toute production poétique comme simplement sursaut face à la maladie, il va de soi que ce n’est pas beaucoup, que c’est…(14 :14?) Et c’est pour ça que dans nos hôpitaux, les collègues ne prennent plus de notes aux présentations. À quoi ça sert ? Puisque ça ne les intéresse pas de recueillir le propos lui-même, puisque ça ne leur fait pas question. Et donc ce texte qui est beau, heideggérien par certains côtés mais ce n’est pas là la difficulté, ce même questionnement est repris à sa façon par Blanchot dans ce superbe texte qui s’appelle donc "L’Itinéraire d’Hölderlin".
Donc c’est juste pour vous donner le goût de la question que Blanchot ouvre. Il faut simplement l’écouter, l’écouter et vous allez voir tout de suite, qu’est-ce qui a posé à Blanchot question et ouverture d’une question immense. Il dit ceci "Le poète, dans un 1er temps, avait d’abord écrit… donc il cite Hölderlin, mais quand il le faut, l’homme reste sans peur devant Dieu. La simplicité le protège et il n’a besoin ni d’arme ni de ruse, aussi longtemps que le dieu ne lui fait pas défaut." Vous voyez, 1ère proposition du poète "aussi longtemps que le dieu ne lui fait pas défaut", on entend bien la frappe nécessaire, il faut cette frappe. Et donc le temps passe, et Blanchot dit : mais plus tard comment comprendre cette seconde proposition quand Hölderlin écrit " jusqu’à ce que le défaut de Dieu l’aide". "Jusqu’à ce que le défaut de Dieu l’aide", c’est-à-dire entre les années qui se sont écoulées, Hölderlin a révisé de manière catégorique la position qu’il a prise quant à la place et de la religion et de la question du père et donc propose cette formule assez formidable "jusqu’à ce que le défaut de Dieu l’aide" et donc le texte tout à fait admirable de Blanchot est le commentaire...
Marc D. : C’est le même texte ?
J.-J. T. : Non, le texte de Blanchot est le commentaire…
Marc D. : Non, la phrase de Hölderlin ?
J.-J. T. : Non, ça vient plus tardivement. C’est un texte qui est plus tardif ; c’est-à-dire que d’abord il y a "Vocation d’un poète" et l’autre texte est un texte où Hölderlin est finissant et beaucoup plus malade plus tard.
Et ce qui est drôle, c’est que, au passage là… la fois dernière, c’est toi Pierre-Christophe, avec Marc tu avais commenté ça. Pierre-Christophe faisait valoir concernant les nouages, là la mise en place donc du nouage chrétien. Lacan en parle et dit : la difficulté de ce nouage, c’est comme il confond le moyen et la fin, il y a
une forme de perversité là qui est engagée par le noeud et qui fait que le thème de l’amour vient non pas forclore mais mettre dans un autre rapport à la vie la question du désir, tout simplement. Et Marc, tu avais ajouté mais ce qui est curieux c’est ce nouage au fond singulièrement est hérétique par rapport à la mise en place première. C’est une hérésie, contrairement à ce que l’on pense d’habitude. Et ce qui est drôle, c’est que toute la critique d’Hölderlin sur la question de la religion et du père touche à ce point-là, c’est-à-dire Hölderlin dit « mais la mise en place première du rapport au sacré a été pervertie et d’un certain point de vue dieu lui-même s’étant retourné catégoriquement sur les questions de mise en place, je me retourne à mon tour, en quelque sorte, d’où sa position philosophique qui est passée là par ce bout de poème que je vous ai cité. Il y a chez Hölderlin – malgré la folie qui ne fait pas de doute, la question n’est pas celle-là, il était malade –, une position de pensée et d’écriture quant à la façon de traiter la question du père. Donc vous retrouverez ça, je crois que ça vaut le coup de lire les références qui sont nombreuses, il y a des mots, des signifiants…
MD : Et comment tu comprends "jusqu’à ce que le défaut de Dieu l’aide" ?
J-JT : Ben, quand je l’ai lu comme ça je ne l’ai pas compris, Marc. J’ai été obligé de suivre (rires), de suivre la façon dont Blanchot…
MD : Ah, il l’explique…
J-JT : Oui, il l’explique lui-même. Au début, tu ne comprends pas parce que c’est trop paradoxal apparemment. C’est trop paradoxal, si vous voulez, que je vous lise un petit passage à la fin, qui vous explique ce retournement justement.
Donc il raconte cette critique en quelque sorte, parce que Hölderlin par vocation avait un rapport, comme beaucoup de grands, à la fondation grecque, c’est-à-dire à la fondation classique du rapport à l’homme au sacré. Donc il fait ensuite une analyse de ce que ce rapport au sacré est devenu jusqu’au christianisme. Et c’est là où quelque chose en lui fait nécessité d’un jugement et d’une position quant à ce jugement. Et donc Blanchot le commente comme ça "l’homme d’aujourd’hui doit donc se retourner – il dit se retourner parce que Hölderlin dit le retournement catégorique – il doit se détourner du monde des dieux qui est aussi le monde des morts – hein, vous l’aviez dit le réel de la mort l’autre fois – De l’appel du dernier Dieu, le Christ, qui a disparu et qui nous invite à disparaître. Mais comment – alors, donc la question de Blanchot mais comment ce retournement est-il possible ? c’est-à-dire, qu’est-ce que veut dire Hölderlin par ce retournement ? – est-ce une révolte ? l’homme révolté, une révolte toute humaine – l’homme est-il invité à se dresser contre les puissances supérieures qui lui sont hostiles parce qu’elles le détourneraient de sa tâche ? Non. Et c’est là que la pensée d’Hölderlin, pourtant déjà sous le voile de la folie, apparaît plus réfléchie, moins facile que celle de l’humanisme. Si les hommes de l’ère occidentale ont à accomplir ce tournant décisif, c’est à la suite des dieux qui eux-mêmes accomplissent ce qu’il appelle le retournement catégorique. Les dieux aujourd’hui se détournent, ils sont absents, infidèles et l’homme doit comprendre le sens sacré de cette infidélité divine. Non pas, en la contrariant mais en l’accomplissant pour sa part. Dans un tel moment, dit-il, l’homme s’oublie et oublie dieu. Il se retourne comme un traître – tu vois l’hérésie – quoique d’une manière sainte. Ce retournement est un acte terrible, c’est une trahison mais elle n’est pas impie car par cette infidélité où s’affirme la séparation des mondes, s’affirme aussi en cette séparation, en cette distinction fermement maintenue – c’est intéressant la distinction, la distinction des registres – etc., etc.… Ce qui est intéressant c’est que Blanchot dit qu’effectivement les paroles d’Hölderlin ne sont pas si faciles à recevoir, à interpréter. Sauf que, ajoute-t-il et ce n’est pas rien, que dans ces moments-là, Hölderlin retravaillait sur la tragédie de l’Œdipe ; c’est-à-dire qu’il essayait de reprendre à son compte l’interprétation à donner d’Œdipe. Vous voyez, et donc, le tourment d’interpréter la question freudienne centrale : la question du père. Mais lisez-le, il y a 30 pages d’une beauté tout à fait essentielle, je crois que c’est mieux que vous lisiez ce que l’on pourrait appeler l’outre-Œdipe, en quelque sorte, pour faire référence à Soulages qui lui-même assez bizarrement… parce qu’il y a le terme par exemple que l’on ne comprend pas tout de suite qu’utilise Hölderlin qui est le retournement natal, par exemple. Et le retournement natal, ce n’est pas le retournement vers l’enfance et son babil imbécile. Ce n’est pas de ça dont qu’il s’agit et Soulages aussi utilise ce terme.
Quand il explique pourquoi il en est venu par son étude du noir à s’intéresser aux arts premiers, c’est à cause de ce mouvement de retournement. Il utilise le même terme : le retournement natal, le retournement premier. Enfin, lisez-le, c’est très beau.
Pourquoi je vous raconte tout ça ? Parce que si j’avais la possibilité en avril-mai, j’aimerais travailler sur la coordination en quelque sorte, sur la façon dont le refus, la négation peut-être pensée dialectiquement par les trois termes que Lacan propose, qui d’un certain point de vue sont déjà noms-du-père, c’est-à-dire :
- le nom-du-père,
- le symbole phallique
- et le symbole de la complétude de tout système formel ou cette façon, en quelque sorte, radicalement de manquer. Ce serait une proposition de travail.
J’en reviens donc à la question première : comment nous envisageons ce pluriel quand vous utilisez : Des noms-du-père. Rebecca m’avait fait valoir un truc simple mais je crois qu’elle avait raison, on en discutait l’autre fois avec elle. Elle me disait au fond, sur un mode analytique simple, dans une cure par exemple une femme, un enfant, un mari sont « noms du père ». Il n’y a rien qui n’empêche de traiter au titre du « noms du père » et surtout dès lors qu’ils acceptent, en quelque sorte, d’être mis sous le même nom propre par exemple, sous le même toit, sous le même abri du nom. Auquel cas, chacun des protagonistes peut être dit « nom du père », d’ailleurs c’est en gros quand même la façon dont Lacan met en place la question de la métaphore puisqu’il dit une femme dès lors qu’elle accueille de manière singulièrement… disons suffisamment correcte la position de désir et de sexualité, elle est elle-même garante effectivement du nomdu-père. Donc, j’ai trouvé bien qu’elle me rappelle une mise en place de simplicité, c’est-à-dire il ne faut pas tout de suite aller chercher trop loin évidemment une femme, un homme, un enfant dans une famille, si la fonction du nom propre les relie encore à la question de la métaphore, rien n’empêche de considérer qu’ils sont nom-du-père. Alors vous trouverez ça chez Lacan sur un mode plus compliqué, parce que ça fait référence à des questions…
MD : C’est peut être pas suffisant quand même…
J-JT : Non, non, c’est pas suffisant… mais c’est déjà une façon de rappeler que avant d’aller toujours trop haut, il y a des choses simples. Donc je vais aller doucement exprès, parce que c’est vrai c’est pas suffisant et donc Lacan s’interroge. On est en 65-66, fin de "L’angoisse", et là il faut être honnête, il y a une forme de surprise puisque Lacan dit lui-même que les caractéristiques qu’il était en train de chercher concernant la thématique du nom-du-père, il l’avait mis en réserve et qu’il ne se console pas d’avoir arrêté sa pérégrination dans la bible juive ; c’est-à-dire qu’à l’évidence, il s’était doté comme envie, comme nécessité d’aller rechercher de manière textuelle dans l’étude sérieuse, les noms-du-père tels que la bible juive les donnait. Et pour quelqu’un… je ne sais pas comment vous faites vous, mais par exemple assez bizarrement, immédiatement vous tombez sur Chaddaï par exemple. Mais Chaddaï il faut être un peu au courant de la vie juive parce que sinon, Chaddaï est un des noms qui est utilisé dans l’imploration, forme de la prière. C’est une des possibilités de la tradition de nommer la question du Père. Il y en a d’autres comme vous savez, dans la tradition juive, il y a une série de noms d’abord qui existe. Il y a aussi dans la Bible elle-même l’utilisation du pluriel, souvent les dieux à la place de Dieu.
Ce sont des questions un peu culturelles mais qui sont intéressantes, en tout cas, Lacan semble s’être intéressé à cette pluralité. Pourquoi Chaddaï lui a plu plus que ça, ça on ne le sait pas parce qu’il dit qu’il va le dire mais il ne le dira pas, enfin c’est comme ça. Ça aurait pu tomber sur Yah (YH), sur autre chose, sur d’autres formes. Il y a surtout qui est beaucoup plus… enfin je veux dire qui n’est pas plus intéressant mais qui est très important à rappeler, que parfois on oublie, c’est que le nom a été rendu imprononçable comme vous le savez ; c’est-à-dire qu’en fait, le nom de Dieu dans la tradition juive fait trou. Donc le nom est retiré, c’est parce que le nom est retiré qu’il ne restera en quelque sorte que le jeu littéral, que le jeu possible de ces
lettres, qui elles-mêmes d’ailleurs suivant les traditions, suivant les moments de l’histoire juive, supportent des différentiations assez complexes parce que ce sont des noms consonantiques, comme vous le savez, la vocalisation est venue plus tard. Et donc bien souvent, vous ne saviez même pas comment prononcer tout simplement ; au point même que dans les manuscrits de la Mer Morte, que l’on a retrouvé plus récemment, il y a une double notation pour le nom de Dieu, enfin il y a toute une série de curiosités. Donc la tradition juive n’a cessé en quelque sorte de se poser la difficulté de la signification du retrait technique de ce qui a fait trou et ensuite de ce que ça produisait à la fois du côté de la pullulation des lettres mais également de la nomination possible néanmoins des noms, en quelque sorte. C’est intéressant à savoir, je pense que Lacan, par certains côtés, s’était un peu immergé dans une tradition probablement qu’il ne connaissait pas plus que ça, faut être honnête, il n’y a pas de raison. Il était allé se documenter…
Marc D. : La leçon qu’il nous reste des séminaires, il y a quand même des éléments très documentés… il parle de la ligature d’Isaac [J.-J. T. : et non pas du sacrifice (rires)] il parle du nom de Dieu, de "Ehyeh asher Ehyeh", je crois qu’il fait le lien entre "Ehyeh asher Ehyeh" et le tétragramme ; qu’il nous donne l’indication ;"je suis ce que je serai, je serai ce que je suis",et le nom de... c’est-à-dire un trou fantastique. En t’écoutant tout à l’heure par rapport à cette phrase d’Hölderlin "le défaut de dieu" et le verbe aider, ça me fait penser à cette conception cabalistique où c’est le retrait de DieuErreur ! La référence de lien hypertexte est incorrecte. qui permet l’existence…
J.-J. T. : Oui, c’est ça. Oui, oui, c’est ça qui est intéressant. Mais toi-même Marc, dans ton livre ou je ne sais où, tu le rappelais, quand Lacan passe une topologie des surfaces, tu disais souvent que c’est à partir d’abord d’un trou que la découpe s’organise, et non pas l’inverse. Ce n’est pas à partir d’un plein que ça se décomplète. C’est à partir d’une pensée du trou, si je puis dire, que s’organise la surface. C’est quand même assez intéressant.
Marc D. : Il y a une référence aussi à propos de Hölderlin qui est intéressante, qui m’avait beaucoup passionné, c’est le texte de Jakobson sur Hölderlin dans un recueil qui s’appelle"Russie folie poésie"qui justement traite de la poésie chez Hölderlin dans les dernières années, que sa folie n’altérait en rien son génie poétique. Autre référence de Jakobson, le texte sur les embrayeurs et les relations code et message qui a sans doute fécondé la pensée de Lacan sur la négation et le nom-du-père dans la mesure où ce nom-du-père est corrélatif de la négation qui passe dans le discours de la mère, c’est-à-dire le "ne pas" qui s’introduit dans le discours maternel, auquel elle se plie elle-même et le 1er "ne pas" est ne pas réintégrer son produit. Jakobson fait tout un système où il parle de la dialectique de "code et message", message de code, code de message etc., avec le nom propre qui est un élément du code qui renvoie au code, si je me souviens bien. C’est quelque chose qui a fécondé le travail de Lacan au niveau du graphe où il a appelé code et message certains éléments du graphe et on voit très bien comment la forclusion… quand un élément de ce système de renvoi entre code et message fait défaut, une sorte de déliaison de l’ensemble avec corrélativement une atteinte de la négation.
J.-J. T. : Tout à fait et c’est justement ce point-là que j’aimerais resolliciter, cette atteinte de la négation ou Des négations. Je vous laisse une référence que j’avais donnée à Ste Anne parce que je n’ai pas de temps là. C’est l’histoire… Donc là, on est en 63, il y a un texte qui est très beau de Martin Buber sur Moïse de 1952, en allemand avec une question analytique qui est difficile à traiter pour nous qui est la conception du Un induite par la loi juive, effectivement. Et donc Buber reprend des questions que même Goethe avait essayé de traiter en se demandant, mais au fond dans ces lois de la parole, pour parler comme Lacan, qu’est-ce qui vaut comme universel et qu’est-ce qui reste comme message adressé comme tel à l’élection, au peuple juif ? Et on sent bien qu’il y a une hésitation, évidemment, qui a toujours été, encore maintenant, sur la façon dont le Un est véhiculé, quelle forme du Un est véhiculée ? Et donc le judaïsme, à coup sûr, est le véhicule d’une question portée sur le Un qui est très différente, on en reparlait à Ste Anne, des questions portées par l’amour dans le christianisme, ça n’a rien à voir à coup sûr. Ce sont des thématiques totalement… ce qui fait que l’on dit monothéisme…
Marc D. : …avec ce paradoxe que tu soulignais tout à l’heure que dans la Torah, dieu est souvent au pluriel
et il est question des dieux des autres peuples. Ce n’est pas du tout une conception unique de dieu. Les dieux des autres peuples existent seulement ils sont moins forts, c’est tout. Ils se font châtiés…
J.-J. T. : C’est ça, ils sont moins auteurs du message. Alors je referme provisoirement mais à coup sûr la fin du séminaire sur L’Angoisse est un incursion… il faut de la culture, ça nécessite de la lecture, de la mise en contexte, ça nécessite une sacrée incursion dans les fondements de la littéralité juive pour se mettre un peu à jour de cette transmission dans la tradition juive. Il y a, au passage – et c’est Bernard qui m’y fait penser – il y a une position radicale que l’on pourrait prendre quant à la pluralité du nom-du-père qui serait de dire, après tout, chaque langue vivante, par exemple, c’est-à-dire si on remet du côté du trésor de la langue, tout rapport au nouage chacun fait son noeud avec la langue dont il s’origine, on pourrait dire en étant très radical que rien n’empêcherait de penser autant de peuples que de noms du père pour finir. Certains vont jusqu’à dire, c’est ce que je rappelais à Ste Anne, dans certains lieux autant de cliniques en quelque sorte. C’est donc une question qu’il faut garder à l’esprit, c’est-à-dire une forme du pluriel, si vous la poussez de manière paroxystique peut aller vers un très grand engagement, vers un relativisme de la clinique, ce qui se dit, ce qui fait, ce qui se propose.
Mme X : C’est le fait du culturalisme.
J.-J. T. : Pas simplement. Il y a des conceptions de la clinique, même dans le milieu analytique, qui plus ou moins là considèrent qu’il y a des grands invariants, des fondamentaux, et d’autres qui considèrent que non. Que chaque nouage est tellement différentiel en fonction des bassins de population, de la culture et surtout de la langue en quelque sorte, que ce n’est pas la peine d’aller chercher le même mot paranoïa ou schizophrénie et que ça ne sert à rien. Donc, c’est une question qu’il faut poser même si nous ne la suivons pas…
Marc D. : C’est une question qui se pose effectivement car l’on peut se demander si l’instauration du nomdu-père est liée à notre religion, c’est-à-dire à la religion juive et chrétienne, ou si c’est quelque chose qui est historiquement daté et comment on se débrouillait avant et ailleurs, est-ce qu’il s’agit de « nom du Père » ? Est-ce que l’on a affaire à dunom du Pèredans les autres cultures, les autres systèmes ? Et puis est-ce que c’est historiquement daté ? Est-ce que c’est du passé déjà ? Est-ce que finalement on n’assiste pas, c’est ce que Lacan disait dès les années 30 au déclin des « noms du pères » ; comment allons-nous faire pour nous en passer radicalement ?
J.-J. T. : Donc, au passage… et oui et puis ça touche quand même à notre pensée de la clinique, évidemment puisqu’en principe on a… surtout avec Lacan quand même puisse qu’il le dit lui-même… parce que souvent par exemple pour dire les psychoses, nous-mêmes, on dit la psychose, on a une vision assez universelle du fait clinique. D’ailleurs, on en débat souvent dans les lieux où les collègues sont à l’oeuvre et ça pose une question de méthode, c’est-à-dire jusqu’où…
Marc D. : On dit la psychose parce qu’on en fait un mécanisme unique, i.e. la forclusion du nom-du-père…
J.-J. T. : C’est ça, mais une fois qu’on a dit ça ! [M. D. : oui, on n’a pas dit grand chose !] Si, on a dit ça mais jusqu’où le point de retournement vaut justement.
Il y a une proposition que je me contente de vous rappeler mais qui me paraît importante parce que ce n’est pas certain que nous l’ayons tous partagé, au moment où on était à travailler, à Rome, sur Dante. C’est Melman qui avait proposé que l’on travaille Dante à Rome. Et dans un 1er temps, on se demandait pourquoi ? Est-ce que c’était juste un hommage à la culture italienne ? [M. D. : la langue] non, Melman a rappelé… il a dit ça à plus grande hauteur, il a dit : au moment où Lacan avait repris la question des noms du père… Melman disait qu’il avait donc sur sa table de travail en même temps, la question qu’il avait mis au mur "Pérégrination du peuple juif dans le désert", qu’il travaillait déjà sur Joyce, on le saura par le séminaire et qu’il travaillait sur Dante. Melman disait, c’est donc qu’il y avait la nécessité probablement pour Lacan, dont on n’a pas une trace évidente pour Dante facile, encore qu’il parle beaucoup de la poétisation justement.
Lacan s’était proposé à lui-même 3 fils différentiels : la question de la nomination symbolique des grands signifiants probablement et de la mise en place dans la bible juive ; la question que l’on a connu par la suite, et que tu commentes souvent de Joyce, la question du sinthome et des chaînes littérales ; et une question à mon sens qui n’est pas exactement la même qui est le statut de la lettre dans la poésie. Il n’est pas si aisé de passer du statut de la littéralité de Joyce, est-ce que s’il s’agit de la même chaîne ? Est-ce que c’est la même chaîne de la lettre volée à la lettre poétique, à la chaîne joycienne, c’est une question ? Ce n’est pas sûr que ce soit le même statut de la littéralité. En tout cas, ça m’a paru important. Melman l’a rappelé en Italie auprès des collègues qui ne connaissaient pas cette… et ça m’a paru important aussi pour une raison beaucoup plus simple, par exemple, Marc, une fois tu avais dit dans un de tes articles "chacun de nous, d’un certain point de vue dans le meilleur des cas, fait son noeud, fabrique le noeud." Ce n’est pas une pensée le noeud, ou ça se fabrique ou ça ne se fabrique pas, ça se noue ou ça se dénoue. Et Dante, c’est une façon… ce n’est pas Joyce, c’est pas la Bible. Dante, il parle de l’imaginaire et c’est ça qui est intéressant. Il parle de l’imaginaire, c’est la passion ; c’est-à-dire toute sa vie psychique est polarisée par la passion qu’il raconte – la passion amoureuse en plus imaginaire. Et de cette passion donc de l’imaginaire, il va faire 15 ans un travail. Il fabrique durant 15 ans, ce long poème. Vous voyez, corps de l’imaginaire, corps du symbolique mais tout ça, ça ne s’arrête pas là ; c’est-à-dire que la totalité du travail de Dante est une réponse à sa vie politique, à sa vie spirituelle et y compris à l’unification par la langue de l’Italie comme pays. Et donc une réponse à l’impossible du pays au moment même, qui était le problème de son unification. C’est donc un exemple assez merveilleux qui ne doit rien ni à Joyce ni à la mise en place biblique. Ça se travaille sur une corde : corde de l’Imaginaire, corde du Symbolique, corde du Réel. Une vie consacrée à faire un noeud, effectivement, qui tienne et pour l’auteur lui-même évidemment mais pour la culture dans sa totalité. Évidemment pour un italien, Dante est un sacré noeud mais qui n’en passe par la mise en place… et c’est un travail que j’ai rappelé à Ste Anne, dans le séminaire que l’on bosse cette année, vous vous rappelez, à propos de l’imaginaire… un moment, Lacan dit – ça paraît une boutade – "j’imagine" et il s’arrête devant l’auditoire et il dit "mais probablement vous avez compris « je m’imagine ». Il dit "je ne vous dis pas ça. Parce que vous vous imaginez que… ; moi, j’imagine". Et donc il développe son propos, il est en train de dire qu’il faut envisager une forme de l’imaginaire qui ne soit pas simplement le rendu à l’imaginaire moïque, soit une dimension "j’imagine !". Il est en train d’élever la question de l’imaginaire à la possibilité d’être à la source du nouage. Et il ne le fait que dans un rapport à l’interlocution immédiat. C’est assez étonnant ce passage. Si on le lit très vite, on pense que c’est une blague et qu’il critique ceux qui pensent à autre chose, que sais-je. Et donc c’est une question qui m’est venue en route, s’il est vrai que Lacan tenait ces 3 fils comme nécessité, c’est-à-dire :
- un poète comme Dante,
- la Bible d’un côté
- et Joyce de l’autre.
C’est probablement qu’il distinguait en quelque sorte les niveaux de littéralité de ces 3 dimensions, donc moi, je n’ai pas ça car c’est une question plus technique que je voulais te poser, enfin qui m’était venue, entre la mise en place de la Lettre volée et Joyce, est-ce qu’il s’agit des mêmes chaînes littérales ou bien estce que tu ferais un écart particulier sur l’usage du mot Lettre ou bien tu les associes… ?
Marc D. : il a fait littéralement le lien… dans la Lettre volée, il y fait référence à Joyce avec une proximité de la lettre et de l’ordure. Donc, il fait le lien… alors maintenant tu poses la question du statut de la lettre dans la poésie et dans la littérature, on sait bien que ce n’est pas le même. Alors, qu’est-ce que c’est ? Il faudrait demander aux créateurs de nous en parler, parce que c’est quelque chose dont on ne peut dire que des banalités si on n’a pas la pratique. J’en reviens à Jakobson, il y a certainement un effet de structure ; c’est-à-dire que ce qu’il appelait la fonction poétique, c’est quelque chose qui est propre à la poésie, qui peut toucher la littérature de toute façon — marginale. Dans la littérature, la part de l’imaginaire est fondamentale, ce qui est plus discutable en poésie. Puisque la poésie travaille sur la littéralité et la musicalité de la lettre. Donc par rapport à la littérature, on s’en sent bien qu’il peut s’agir de 2 nouages différents.
Pierre-Christophe Cathelineau : La question quand même est de savoir si la différence entre prose et poésie, dans la poétique classique, est une différence pertinente. C’est une vraie question, parce que c’est vrai que cette différence est fondée sur un dualisme, entre la pratique du discours qui serait non rythmique et un discours qui le serait. Alors quand on regarde par exemple la Bible, si l’on prend cet exemple puisque c’était l’exemple… on s’aperçoit que la frontière entre prose et poésie…, il n’y en a pas de frontière. On a affaire à un texte qui est entièrement poème. Et si on revient maintenant à Joyce, on peut se poser la question de savoir si dans le jeu littéral – par exemple quand on lit " Space, don’t be silly ! " – on voit que dans le texte de Joyce, ça signifie quelque chose en anglais mais aussi en français. Et donc il y a un jeu de translittération à la fois poétique et rythmique, d’une langue à l’autre, qui pourrait quand même laisser entendre que la pratique de la lettre telle que Joyce l’introduit dans la littérature moderne, est une pratique qui fait sauter ce verrou qui date du XIXe siècle, qui est une interprétation de la littérature entre prose et poésie ; c’est-à-dire qu’il n’y a plus de verrou. D’ailleurs il y a des passages de Finnegans Wake qui est son texte le plus difficile, du moins réputé comme tel, qui ne sont pas catégorisables au titre d’une littérature, je dirais, classique.
Marc D. :Finnegans Wake,oui mais il faut se poser la question du statut poétique. Finnegans Wake est aussi un texte hermétique ; c’est-à-dire que l’on retrouve dans Finnegans Wake l’hermétisme propre à la poésie. On reconnaît un poème aussi parce qu’il ne se donne pas, il ne donne pas son sens d’emblée. Pourquoi ne donne-t-il pas son sens d’emblée ? Parce que c’est un travail de la langue sur la langue. C’est un travail où la langue se retourne sur elle-même. Alors évidemment, il y a toutes sortes de poésies. Il y a des poésies qui font une grande part à l’imaginaire mais… si on prend des cas extrêmes comme Mallarmé, ce dont il parle, le thème de son poème, l’imaginaire qu’il va déployer…, ça n’a que très peu d’intérêt. [P.-Ch. C. : Aboli bibelot d’inanité sonore.] Oui ! Ce qui compte, c’est effectivement ce mouvement de retournement du langage sur lui-même, ce qui apparaît moins facilement dans un texte littéraire, dans un roman…
P.-Ch. C. : C’est vrai ; mais ce que je veux dire c’est que la partition prose-poésie est une partition qui est datée.
Marc D. : Oui, mais elle n’est pas sans aucun intérêt.
P.-Ch. C. : Je n’ai pas dit qu’elle était sans intérêt ! La thèse que je défends, c’est celle défendue par Meschonnic, évidemment, il la défend mieux que moi.
Marc D. : En ce qui concerne le texte de la bible, la Torah, c’est un texte qui s’ouvre à de multiples lectures ; c’est-à-dire, il y a la lecture littérale qui est à un 1er niveau, c’est un récit. Puis, c’est un texte extrêmement codé. Alors il a été codé sans doute au fil des générations, mais c’est un texte extrêmement codé ; c’est-à-dire que l’on peut s’interroger sur chaque lettre et même sur l’absence de lettres. Donc ça brasse tous les niveaux possibles du simple récit… un texte crypté et à déchiffrer, et ouvert aux commentaires infinis.
P.-Ch. C. : Ce que je veux dire, à propos de la lettre et du sens, je pense que la bible effectivement est un exemple particulièrement vif d’un certain rapport à la lettre comme excédant la problématique du sens. Et le
sens effectivement c’est celui que l’on retrouve dans la tradition qui suit ; c’est-à-dire quelque chose qui est du côté de l’interprétation herméneutique et qui n’a plus rien à voir avec la lettre. Mais là, on a des séparations culturelles entre certains.
Marc D. : On ne va pas monopoliser le débat…, mais dans le commentaire talmudique, on prend appui sur la lettre, et même sur le nombre, pour faire valoir un sens. C’est toujours au sens pour dire "regardez comme c’est beau, comme c’est intelligent, et qu’on a raison d’être juif " etc., c’est un petit peu toujours la même chose mais c’est pas l’intérêt. L’intérêt, c’est le travail sur la lettre, et les différents niveaux d’interprétation qui sont passionnants.
J.-J. T. : Il y a quand même sur le sens Marc… par exemple, vous vous rappelez de l’échange qu’il y a eu avec Colette Soler et Charles Melman cet été, qui touchait par certains côtés à la conception du non-sens. C’est passé presque inaperçu puisque le débat paraissait référé, assez technique. Mais dans son orientation, Colette Soler promeut effectivement – mais ce que nous-mêmes on dit régulièrement – c’est-à-dire ça nous vient le non-sens, l’insensé, le non-sens des jouissances, etc. Et donc elle fait de cette pointe de l’insensé en quelque sorte ce qui précisément et totalement en dehors du sens la pointe extrême et c’est pour ça qu’elle choisit, d’ailleurs, le lapsus et non le rêve, comme paradigme du travail de la cure. C’est un choix catégorique qu’elle écrit comme tel, même si elle a des références au lapsus effectivement, dans le Lacan de Joyce, etc. Moi ce qui m’a paru intéressant à propos du sens, parce que ça dépend comment vous traitez le fait d’aller au bout du sens. On ne passe du bout du sens à l’insensé comme ça, au hors sens. Et donc Melman lui a rappelé mais il n’a pas pu se faire entendre, parce que le problème, à son avis, il lui a dit, c’est qu’elle ne faisait aucun retour vers un signifié privé fantasmatique. C’est-à-dire que le hors sens de la jouissance était totalement déconnecté de son lien au bout du sens. C’est ça quand même qu’il faut – au moins entre nous – là, garder en question. Même s’il était vrai que dans la culture, se solde l’espace de différentiation entre un texte de pensée, un texte de fondation, un texte axiomatique, une poésie ; même s’il est vrai que Joyce a subverti absolument ces catégories, il n’est pas si sûr que tu n’aies pas besoin dans notre pratique de faire retour à un moment vers les signifiants de fondation en quelque sorte qui particularisent la portée de l’action de la psychanalyse elle-même. [P.-Ch. C. : oui, oui, bien sûr] Mais c’était le débat qui a paru un peu obscur, d’ailleurs Melman a renoncé au bout d’un temps à dialoguer…parce que… et vous retrouverez dans son ouvrage – qui est très intéressant par bien des côtés, la question n’est pas là – une pointe tout-à-fait précise qui est le choix de l’absolu hors sens en quelque sorte.
C’est-à-dire qu’une cure se conclurait sur les hors-sens de hors-sens, qui ne seraient plus que bouts de jouissances, mais ça ne dit plus rien effectivement du deuil, du signifié privé qui était venu articulé et que Lacan appelle fantasme à la suite de Freud, à ce moment-là il est quasiment inopérant, pulvérisé. Il y a là à mon goût dans tout ce traitement de la lettre et du sens, il faut qu’on engage une forme de prudence à l’égard de jusqu’où on dit, parce que l’insensé, c’est au bout du sens ou bien est-ce un privilège d’emblée, ce que tu appelles le non-sens ? Ce n’est pas pareil. Est-ce que la catégorie de l’insensé vient au long d’un long trajet ou bien est-ce qu’il s’impose.
Marc D. : Moi… je garderai la distinction, c’est dans "Les problèmes cruciaux"que fait Lacan entre sens et signification à propos de son analyse de la phrase de Chomsky "D’incolores idées vertes dorment furieusement".
Quand il distingue les effets de sens, des effets de signification ; et c’est une distinction qui est très utile. On a affaire dans la littéralité, dans la musicalité, tout ce qui effectivement semble s’éloigner du sens, en fait : aux effets de sens. Et il y a par opposition la pente de la signification qui conduit toujours au phallus parce que nom-du-père et qui justement est remis en question par l’analyse, i.e. tout ce qui finalement se cristallise en fantasme pour donner signification et ce que le travail sur le sens, le travail littéral sur le sens vient remettre en question
B Vandermersch : C’est intéressant à propos de cette phrase qu’il a reprise dans La logique du fantasme dans la 1ère leçon, il dit …"ce signifiant d’où il a surgi, le sujet a un sens…". Un sens : qu’est-ce que c’est ? C’est
exactement : "…colourless green ideas sleep furiuosly…" et il dit ça décrit assez justement l’état habituel de vos pensées, des pensées vertement fuligineuses qui s’assoupissent furieusement…
MD : Oui, on trouve toujours une signification, même à cette phrase absurde…
BV : Oui, dans cette phrase-là on trouve une signification, mais là il dit : dans cette signification qu’il donne, parce qu’elle ignore qu’elle s’adresse toute à ce qu’est cet objet petit a. Donc là justement, ce n’est pas le phallus c’est l’effet de sens autour de l’objet petit a. [M. D. : Oui, il le reprend un peu différemment ici.] C’est pour arriver à cette histoire de non-sens, et d’insensé. C’est que l’objet petit a, c’est parce qu’il ne peut être produit que par l’articulation signifiante ; il ne peut pas être indépendant, il ne peut pas arriver comme ça à de l’insensé pur… ça n’a pas de sens.
J.-J. T. : Oui, tout à fait. Même pour la conception que Pierre-Christophe envisage souvent parce que pour passer du symptôme – là par exemple, on va étudier Dora dans 15 jours – et donc l’idée, est-ce qu’on a fait notre deuil, d’ailleurs on ne sait pas, du symptôme freudien. Symptôme dont Freud attend la dissolution, c’est-à-dire en principe une cure dissout la solution, et son déchiffrage, et sa dissolution, c’est le symptôme freudien c’est normal. Mais alors pour passer du symptôme au sinthome, il ne faut pas simplement passer par l’insensé. Il y a une sacrée spire de réflexions sur la dimension à accorder à la place du symptôme et par un jeu d’écriture apparemment simple puisqu’il s’agit juste de remplacer y par th, etc. Lacan donne une dimension-là totalement rénovée à la place et à l’éthique. À l’éthique de ce que l’on appelait symptôme puisqu’il ne s’agit pas de le dissoudre ce symptôme. Il donne la singularité d’existence en quelque sorte au sujet, au prix de savoir à quoi il est un peu tenu, et par quoi. Et donc tu ne passes pas aisément… il y a quand même par la psychanalyse un retour au plus haut niveau au bout d’un sens ; c’est-à-dire ça permet 30 ans plus tard de réviser même quand j’écris symptôme, qu’est-ce que je suis en train de dire. Donc c’est un sacré boulot et c’est pourquoi, je pense qu’il faut distinguer d’une manière heuristique se passer du sens en quelque sorte ou s’en passer au prix de s’en être longuement… enfin pour reprendre la formule du nom-dupère. Se passer du père c’est quand même au prix d’un sacré boulot… la dimension du sinthome, elle ne naît pas… c’est-à-dire ça oblige un retour à réécrire le signifiant maître premier : le symptôme. Et quand tu écris ça ce n’est pas hors sens, c’est une nouvelle dimension éthique à l’Autre, en fait de penser la perte autrement. C’est donc toute une révision de la position freudienne du symptôme, qui est énorme…
P.-Ch. C. : Si mon souvenir est bon… la question du sens, elle est située dans le noeud borroméen. Elle est située assez précisément entre l’Imaginaire et le Symbolique, à l’intersection de l’Imaginaire et du Symbolique. Donc si on situe la problématique du sens par rapport au noeud borroméen, tout ce qui n’est pas à l’intersection de l’Imaginaire et du Symbolique : qu’est-ce que c’est ? Et donc, c’est peut-être ça ce qu’apporte le noeud borroméen comme réponse et y compris par rapport au nom du Père ; c’est-à-dire il y a quelque chose qui excède le sens dans le nouage et dont il nous fait entendre la résonance avec Joyce, par exemple.
V. : Même dans l’intersection du Symbolique et de l’Imaginaire, il y a une part exclue puisque c’est le secteur hors du réel. Donc déjà dans cette intersection, ce n’estpas-toute.
P.-Ch. C. : Hors du Réel… pas-toute et donc ça, c’est quand même… il y a une réponse du noeud borroméen à cette question du sens.
J.-J. T. : Il faudra y venir petit à petit.
Marc D. : Bernard, tu as fait un travail sur la mise à plat. Justement le fait de situer le sens à cet endroit est un effet de la mise à plat. [Oui, oui] Quel est le rôle du Réel dans cette affaire ? Parce que l’on pourrait dire effectivement, il est à l’intersection dans le sens ensembliste de l’Imaginaire et du symbolique, et apparemment hors Réel. Tout comme la jouissance de l’Autre apparaît à l’intersection de l’Imaginaire et du Réel hors langage, mais c’est la mise à plat [B. V. : C’est ça !], parce que d’un autre point de vue, on pourrait dire le sens apparaît au coincement, à un point de coincement où alors le Réel interviendrait. Vous voyez les questions que ça pose.
Et Lacan allait jusqu’à dire que ce que l’on pouvait rechercher est un effet de sens réel. Donc avec le sens, on peut avoir affaire effectivement à un glissement comme ça du Symbolique sur l’Imaginaire mais peut-être avec certains points d’arrêt qui sont de l’ordre du Réel.
Alain Harly : Est-ce que le point d’arrêt, ce n’est pas tout simplement un objet petit a qui vient entamer tout sens ?
MD : C’est ce que la pratique du noeud vient suggérer effectivement.
Alain Harly :… donc ça vient entamer la jouissance phallique
B.V. : Le problème c’est que pour obtenir ça, il faut quand même faire cette lecture… parce que le noeud, il peut prendre des formes… et en dehors de ces coincements qui nécessitent une disposition singulière à chaque fois… moi, c’est une véritable question : qu’est-ce que signifie l’aplatissement du noeud pour la lecture, qu’est-ce que ça signifie ? Qu’est-ce que ça signifie par rapport à la mouvance des structures ? Estce que cette nécessité de l’aplatir pour l’observer induit un type, quelque chose ? … Bien sûr un noeud borroméen à 3 sera toujours un noeud borroméen à 3, quelle que soit sa disposition néanmoins c’est quand même la façon de l’immerger dans le plan, de le projeter sur un plan, amène des lectures qui peuvent être un peu différentes. Si vous tirez comme à un moment donné dans"Les non-dupes errent"un rond à gauche, un rond à droite, un rond médian par exemple et qu’il interprète si le moyen c’est… vous voyez, il fait une toute autre lecture…
Intervenante : Il y a un ordre qui est consubstantiel à la mise à plat.
B.V. : C’est bizarre parce que c’est justement pour sortir de la notion d’ordre, qu’il pose le noeud borroméen, et qu’en même temps, suivant l’ordre effectivement dans lequel on le… Mais c’est peut-être un peu loin de ce que...
J.-J. T. : Non, non du tout, j’ouvrais toutes les… parce que là, vous en êtes déjà à la dernière traduction des Noms-du-Père quand il dit RSI effectivement. C’est-à-dire que c’est ça qui est intéressant. Là, tu files à juste titre vers la traduction dernière qu’il donne lui-même. Qu’elle serait cryptée par les lettres elles-mêmes RSI qui fait tenir comme nom-du-père.
À rebours, avant de terminer, le point qui me paraissait cliniquement intéressant à propos du pluriel, c’est la question clinique que Marc avait évoquée concernant Joyce, qui chez Joyce prend cette forme, chez Hölderlin telle autre. Et je vous la rappelle puisque Marc avait dit quelque chose du genre "quelque chose reste enraciné dans le père, tout en le rognant". C’était la phrase générique que tu avais utilisée, donc le verbe qui est bien rogner, qui est une forme du refus générique, il ne dit pas exactement la totalité de son aspect, tisser et retisser sur les métiers de l’église etc. Et donc à propos du retournement et du natal à cause de ce reniement, il se trouve à tisser son oeuvre avec ce qui lui vient de ses racines. Matière de ses pensées et de son écriture", tu disais. Et c’est ça qui est merveilleux. Chez Joyce, forme de génie, issue de ce que tu disais, chez Hölderlin évidemment autre écriture du même enracinement dans la question, qui est proche. Probablement chez un Beckett, à sa façon, même s’il est moins fou, autre façon de traiter les objets qui est là très particulier, etc. Il semble que sur cette trace générique, que tu nous as donnée, il y a là effectivement un pluriel des négations, un pluriel des façons de traiter les formes du refus qui se propose de manière assez
intéressante. C’est là-dessus que je voulais attirer votre attention et qui à mon avis est autorisé, "en doctrine" entre guillemets, sans être trop pompeux, si nous accordons un nouage obligatoire ; c’est-à-dire si nous accordons à la question du manque, à la question du symbole et à la question du nom, une rotation commune par obligation de mise en place, mais que par contre cette ternarité oblige à penser une forme de pluralité dans le génie, quand c’est possible, des auteurs dont on parle. Parce que la question elle-même est commune, la dernière fois, j’ai parlé de Kafka au Collège. Kafka n’est pas fou mais il se débattra toute sa vie avec la question du père au prix d’une hypocondrie, au prix de questions cruciales sans fabriquer une folie mais il s’en débat néanmoins toute une vie durant. C’est comme ça que je l’ai entendu, pour Joyce comme très heuristique si on acceptait d’entendre la question sans la refermer tout de suite. Ni à Joyce ni… mais de dire, tout patient, dès lors qu’il en a le talent, aura affaire avec cet enracinement tout en le récusant, tout en le reniant ; et que les formes du refus qu’il va inventer font quand même, semble-t-il, pour lui sinthome précisément et non pas simplement symptôme, il n’est pas déficitaire. Il n’y a pas déficit ; c’est-à-dire, on ne vise pas à réduire évidemment la part sinthomatique qu’il accorde à ce travail.
B.D. : Mais pour qu’il y ait reniement, il faut enracinement. Et donc on peut se demander l’évolution de cette histoire.
J.-J. T. : Ben, il est devenu très malade Hölderlin.
M.D. : Qu’en est-il quand de cet enracinement se délite.
J.-J. T. : Ah oui, oui, tu veux dire même pour nous. Oui, de ramener ça à la question du nœud collectif
M.D. : Parce que Joyce il y tenait aux enseignements de l’Église. C’était sa matière.

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