La visite du monstre
Notre époque se cherche à nouveau des monstres.
Ordre est donné de les repérer et de les isoler.
Nous oublions surtout, au-delà de l’événement qui a suscité à juste titre de l’émoi, mais que nous ne pouvons commenter directement sans élément clinique précis, que le « monstre » est d’abord en chacun de nous. Que l’homme soit comme le dit le dicton « un loup pour l’homme » n’est pas une découverte de la psychanalyse. Freud a simplement souligné combien la haine et la pulsion de destruction sont toujours prêtes à s’embraser sous le mince vernis de civilisation. Il faut relire son superbe texte « Pourquoi la guerre ».
Il est vrai néanmoins qu’il existe une psychopathologie : nous ne sombrons pas tous sans résistance dans le crime sauf à être engagé dans le tourbillon de « la psychologie des foules ».
D’où nous viennent les connaissances sur ce qui distingue folie et perversion ?
Nous pouvons en première approximation proposer deux grands fils :
_ Du côté de la psychiatrie classique celui tiré de l’ouvrage de référence de Krafft-Ebing et de son catalogue exhaustif des perversions et des illustrations cliniques.
_Du côté de la psychanalyse celui des « Trois essais sur la sexualité » de Freud et de la notion absolument inadmissible encore aujourd’hui de la « perversité polymorphe de l’enfant ».
Aujourd’hui l’enfant est devenu un ange agressé par les figures du père.
A partir de l’expertise psychiatrique, si facilement ridiculisée désormais dans les médias, deux positions ont vu historiquement le jour. La première est celle incarnée par le continuateur de Krafft-Ebing, un nommé Moll, qui se contentait de décrire les diverses manières pour l’humain de parvenir à la jouissance sans leur accorder un jugement de valeur. Cette position purement descriptive n’a pas eu de suite dans le discours social sauf à évoquer la place destinée au corps sous l’angle du slogan « mon corps m’appartient et j’en fais ce que je veux bien ».
La seconde position qui semble aujourd’hui faire retour est celle de Dupré défendant en 1912 au congrès de Tunis la thèse de la constitution perverse et de sa légitime prévention sociale. Cette position, moralisatrice explique que certains comportements sont l’indice d’une perversité qui conduira inéluctablement à des délits.
Nous entendons bien cette tentation du tout sécuritaire au profit d’une protection sociale qui n’est néanmoins pas totalement assumée comme telle par la société civile.
L’expertise psychiatrique a bien entendu poursuivi son travail pour sortir de ce début quelque peu paradoxal ; nous renvoyons par exemple aux excellents articles du docteur Zagury sur la notion de perversion narcissique.
Concernant la théorie analytique elle-même et sa clinique bien des points seraient à développer que nous nous contentons de souligner :
_Que veut dire Freud quand il déclare « La névrose comme négatif de la perversion » ?
Le passage à l’acte n’est-il pour le névrosé que potentialité ? Tout cela n’est pas si sûr comme nous l’indiquent par exemple les phobies d’impulsion ou les compulsions obsessionnelles.
_Nous distinguons psychose et perversion mais nous savons combien des débuts de psychose peuvent se révéler par des troubles du comportement, des passages à l’acte. Nous avons en mémoire le cas d’un jeune de quinze ans qui avait tué sa grand-mère qu’il adorait dans un moment délirant aigu ; le juge avait eu d’autant plus de mal à croire en l’acte de folie qu’une sédation, un mieux apparent avait suivi l’homicide… Ce qui est classiquement assez connu mais il faut du temps, du temps d’observation pour identifier et nommer un fait clinique.
Nous ne sommes donc pas sans matériaux pour aborder avec prudence le statut de tel ou tel acte criminel. Mais le brusque intérêt de notre société pour les perversions et la dangerosité des fous se fait autour d’une idée principale qui fait fi de toute connaissance : ce qui intéresse c’est que soit rendue transparente la position de l’enfant comme victime.
Dans la suite de la loi de juin 1998 a été crée un véritable statut de l’enfant victime. Depuis l’inflation des chiffres est devenue la règle : on a parlé de 300000 enfants victimes chaque année rivalisant avec les statistiques livrées aux Etats-Unis.
Ce goût actuel pour la transparence nous fait à coup sûr suivre la détestable opinion de Dupré sur la constitution perverse au sens où tout élément de perversité serait l’indice d’une dangerosité que la société se devrait d’anticiper.
Cette pente peut plaire car elle clive le normal et le pathologique : il y a les gens de bien, et il y a les monstres. Le dualisme simpliste entre le Bien et le Mal nous fait régresser à des niveaux de pensée qui sont annonciateurs du pire.
Se trouvent également justifiés le jugement et la punition des actes du fou ; la sagesse antique protégeait l’aliéné de la vindicte populaire car, en un sens, Dieu l’avait déjà condamné.
Là encore la régression éthique est criante ; c’est le monstrueux que nous générons par peur du « monstre » et goût pour la simplification extrême.
En guise de bibliographie et en dehors des auteurs cités nous conseillons l’excellent travail du professeur Lantéri-Laura « lecture des perversions » et ses articles dans l’ « Information psychiatrique » et comme cadeau de Noël, « La visite des monstres » aux éditions du Grand Est.