mardi 26 juillet 2011



De la pluralité des noms du père



Le thème est une interrogation sur le pluriel des Noms de Père : que nous vaut ce pluriel ? Je vous donnerai plusieurs pistes, sans les refermer, parce que cette interrogation ne va cesser de se poursuivre jusqu’aux derniers séminaires de Lacan, via R.S.I. Mais ça me paraissait un bon moment d’interroger avec vous la question du pluriel et celle de l’interprétation possible du pluriel, de ce « s » mis à « noms du père ».
Si vous m’aviez interrogé sur ce thème il y a trois, quatre ans, quand je travaillais sur la question du fantasme avec d’autres comme Rebecca Majster, j’aurais dit tout simplement : quand c’est pris dans la dimension de la cure on pourrait dire que les noms du père, à ce moment-là, sous-entendent que, une femme, un homme, un enfant, peuvent être dits un « nom du père », dès lors qu’ils se rangent, en quelque sorte, sous un nom propre. On peut dire ça. Dans une famille, dans ce qu’on appelait une famille, dans ce qu’on appelle encore une famille, un homme, une femme, un enfant, dès lors qu’ils acceptent de se ranger sous le nom, sous le « Heim », sous le toit du nom, d’un certain point de vue, ce sont des noms du père. Mais il n’y a pas de raison, quand on traverse le travail de Lacan, de forclore les parties antérieures de son élaboration sous prétexte qu’on passe à des parties apparemment plus nouvelles.
Petite citation de Lacan dans « La Science et la vérité » de 1965-1966 : « Ainsi semblais-je n’avoir défini que des caractéristiques des religions de la tradition juive. Sans doute sont-elles faites pour nous en démontrer l’intérêt et je ne me console pas d’avoir dû renoncer à rapporter à l’étude de la Bible la fonction du nom du père. » C’est intéressant ce rappel que Lacan se fait à lui-même en 1965-66, puisque nous n’avons qu’un chapitre qui s’appelle après « l’angoisse », « les noms du père ». Lacan s’interrompra donc sur ce thème et ce qui me paraît intéressant c’est qu’en en reparlant, en 1965-66, Lacan semblait s’être fixé pour objectif, comme détermination, de rapporter à l’étude très précise de l’exégèse biblique, cette fonction du nom du père. Ce qu’il n’a pas pu faire.
Pour ceux qui aiment les références historiques, je vous en ferai une. Il y a un livre qui m’a toujours beaucoup plu, de Martin Buber. Le Moïse, de Buber, qui est un bouquin extraordinaire de 1952 est en allemand, mais Lacan lisait l’allemand. Entre autres choses intéressantes dans ce Moïse, il y a la question qui est appelée des deux décalogues. Buber remarque que Moïse aurait fait précéder le décalogue éthique – ce que Lacan, lui, appelle les lois de la parole, les commandements – d’un décalogue cultuel dit Buber, qui débute par de la polémique et passe ensuite à des prescriptions : « Leurs autels, vous les renverserez, leurs pierres dressées, vous les réduirez en miettes, leurs poteaux sacrés, vous les arracherez, etc.. »
Ce qui est intéressant est que Goethe lui-même a repris bizarrement, dans une thèse de doctorat qui a été refusée à l’université de Strasbourg, cette conception. C’est une conception qui vise à séparer dans le monothéisme juif ce qui serait commun, ce qui serait universel au fond à chacun, à tous les peuples, à tous les pays, à tous les êtres moraux, et ce qui concernerait particulièrement, en propre, le peuple d’Israël. Vous voyez, c’est cela qu’on a nommé ensuite la loi Goethéenne des deux tables. Ce n’est pas rien. Cela peut vous paraître juste des facéties d’historiens férus d’histoire juive, mais ce n’est pas cela du tout, puisque d’un côté il y a une conception du Un dans l’autre – le trait Un dans l’autre – cela vous l’avez dans la transmission de l’élection, la question de l’élection, du peuple élu, ce qui provoque, comme chacun le remarque, la plupart du temps, non seulement de l’exaspération mais de la haine. En effet puisque s’il n’y en a qu’un qui a le Un, ça fait quelque défaut aux autres…
Et nous avons eu affaire tout de suite à cette autre vocation, cet autre moyen autour de l’amour chrétien, qui, à sa façon aussi a suscité de la haine, qui s’est exporté par son expansionnisme et fait également difficulté, mais qui n’est pas du tout la même conception du Un. C’est une autre conception du Un. Donc derrière ces débats apparemment de filiation et ces débats d’historiens, il y a une véritable interrogation sur la façon dont vous interprétez, dans la culture, les grands textes de fondation.
Assez récemment, au cours d’un petit groupe que Marcel Czermak avait réuni autour de cas cliniques, Charles Melman faisait valoir qu’une fois que Lacan arrive au nœud borroméen, les couleurs dans le nœud sont encore d’un autre ordre que la question du Un. C’est une autre façon de parler. Et donc se poursuit la question de nommer les choses mais en en passant par quelque « Un » : comment sait-on qu’il y a de l’Un ? Comment sait-on qu’il y a de la différence ? A la fin du séminaire L’Angoisse, Lacan d’ailleurs sans en donner les références – c’est un côté agaçant de Lacan, il ne donne pas beaucoup ses références textuelles – Lacan privilégie le terme « shaddaï ». Pourquoi privilégie-t-il le terme « Shaddaï »? Vous savez le terme « Shaddaï » – moi, je n’ai pas une culture religieuse juive aussi vaste que certains – mais « Shaddaï » c’est un des noms cachés surtout utilisé dans la prière, dans l’imploration. Lacan, pour des raisons qu’il ne justifie pas, va privilégier une des nominations possibles du nom de Dieu, et il lui donne beaucoup d’importance. Donc, on va partir du « Shaddaï » dans L’angoisse, donc effectivement d’une incursion dans la culture juive,pour aller, petit à petit, vers le fait que je ne vais pas justifier aujourd’hui, que R.S.I – Réel, Symbolique et Imaginaire – sont comme tels, dira-t-il plus tard, les noms du père. On part donc en 1963 d’une interrogation, à l’intérieur du monothéisme juif, pour « culminer » jusqu’à ce point dont on a encore du mal à tirer toutes les conséquences intellectuelles, bien entendu, et encore moins cliniques. ( Comment peut-il dire plus tard que R.S.I, comme tels, sont les noms, les noms du père, les noms premiers ?) C’est cela qui est intéressant. Là, nous sommes dans la migration, nous sommes nous-mêmes dans le désert, nous migrons avec ce trajet de Lacan qui est assez complexe.
Je voudrais souligner – moi je ne le soutiendrais pas, mais je ne peux pas l’écarter non plus – que beaucoup de collègues considèrent que de dire « les noms du père » c’est tout simplement relever que dans chaque langue naturelle, dans chaque « lalangue » de cette langue, les savoirs sont distincts, et que donc, après tout, chaque peuple aurait en quelque sorte sa langue et sa clinique. Forme de relativisme vous voyez, forme de relativisme de la psychopathologie, qu’on entend beaucoup même, parmi nous… Je ne pourrais pas l’écarter, mais je ne le soutiens pas. Je ne pense pas que c’est vers cela que Lacan se dirige. Mais ça pourrait, après tout éventuellement se défendre, puisque si chaque langue soutient son savoir différentiel, effectivement, comment parler alors d’une clinique unifiée ? Je ne crois pas que c’est vers cela qu’il faudrait aller. En tous cas ce ne serait pas ma pente naturelle. Si vous me permettez, je ferais une assertion, pour vous donner un peu le fil rouge du travail, assertion que je ne pourrai pas justifier aujourd’hui, comme ça, très vite.
Je pense – ça vient d’un certain nombre de travaux récents qui se sont faits – qu’on pourrait dire que Lacan continue le travail de forage du signifiant, la question du signifiant, du côté de la Bible et qu’il faudrait mettre à côté du signifiant comme vous le savez, la place de la lettre, et en particulier dans son incursion du côté de la poésie. Charles Melman nous avait guidés ainsi l’année dernière vers Dante. L’acte du poète, la littéralité du poète est un autre nouage, ce n’est pas la même frappe que la frappe de domination symbolique prise dans les grands textes classiques.
Et le troisième terme, vous le connaissez – à mon avis il ne faudrait pas dire lettre là, il faudrait peut-être utiliser le terme topologique de « chaîne » … Les chaînes concernent Joyce, c\'est-à-dire le séminaire qui suit R.S.I, où Lacan fait un exercice vertigineux à la fois de culture et de clinique, mais pour mettre en valeur un autre bord, qu’on pourrait appeler la chaîne, en topologie. Alors voyez déjà avec ça, avec cette petite triplicité, il y a du matériel à travailler : le signifiant, la lettre et les entrelacs, la chaîne. On voit que, suivant les bords, Lacan va prendre appui sur des choses différentielles ; il ne va pas chercher son appui sur les mêmes textes. D’un côté la poésie, éventuellement telle ou telle ; pour la nomination symbolique, évidemment le texte biblique ; et pour ce qui distingue la lettre de la chaîne, l’exemple de Joyce. C’est une question ancienne qui est difficile, mais que Lacan amène à partir de ce séminaire, une question tardive donc, puisqu’il faudra attendre R.S.I.
Le 20 novembre 1963 Lacan donne lui-même la mémoire des travaux qu’il a faits, de ses sédiments. Il dit : « J’ai annoncé que je vous parlerai cette année des noms du père » et il rappelle les moments d’élaboration de cette notion:
- Le cas Schreber : le séminaire 3, Les structures freudiennes des psychoses.
- Janvier, février 1958 : le terme de métaphore paternelle, qui apparaît un peu après le cas Schreber.
- Décembre 1961 : la fonction du nom propre.
- Le séminaire sur le transfert : le drame du père chez Claudel.
- 1961-62 : à nouveau la question du nom propre.
Vous voyez, Lacan se ressaisit lui-même : qu’est-ce que je vous ai déjà donné comme sédiments pour ouvrir cette question des noms du père ? dit-il. Il dit, voilà : je vous ai parlé de Schreber, je vous ai parlé de la métaphore, je vous ai parlé du nom propre. Il donne donc les références de son propre séminaire.
Dans son article princeps sur les amnésies d’identité, qui s’appelait d’ailleurs déjà « De la récusation du nom du père », Marcel Czermak indiquait effectivement qu’il y a dans le patronyme trois registres qu’il ne faut pas confondre. Et il les nommait à ce moment là : RSI.
Dans l’article – je vous renvoie aux travaux de Marcel Czermak que vous connaissez pour la plupart – dans l’article qui suit : « Comment dois-je vous appeler ? », Marcel Czermak donne quelques pistes. Quand on dit « les noms du père » on peut voir chez Lacan cette triplicité : le phallus symbolique, et le S de grand A barré. Lacan a déjà donné trois noms. C’est quand même intrigant. Il a déjà donné trois noms qui ne s’équivalent pas, mais dont la place logique est totalement combinée. Et ça Marcel Czermak l’a souvent relevé, d’un certain point de vue, c’est aussi une façon de dire les noms du père, déjà. Quand vous utilisez vous-même nom du père, phallus symbolique, ou le signe de l’incomplétude, du manque de tout système formel, vous êtes d’un certain point de vue déjà dans les noms du père. C’est ça qui est assez intrigant avec Lacan. Il a déjà donné beaucoup, beaucoup de trouages différentiels, et c’est déjà une triplicité. Je me rappelle que Marcel en parlait régulièrement sans qu’on en prenne immédiatement la portée parce qu’on n’est pas habitués à concevoir qu’il s’agit de la même chose, même nommée de façon différenciée. Ce n’est pas aisé pour l’esprit de l’accepter. Marcel Czermak, dans « L’homme aux paroles imposées », ce texte extraordinaire, rappelle effectivement la proposition de Lacan, sur laquelle peu d’entre nous pourraient comme ça palabrer longtemps, qui est quand même que R.S.I sont les noms du père, les noms premiers.
Pourquoi Lacan reprend-il cette question des noms du père ? Il faut bien voir que ce n’est pas simplement une question de théorie clinique. Il considère que c’est le défi porté à la psychanalyse elle-même. Il faut entendre l’angoisse de Lacan quand il dit : « Il est clair que si Freud, au centre de sa doctrine met le mythe du père, c’est en raison de l’inévitabilité de cette question. » Premier point. Donc, si Freud choisit de mettre le mythe du père au centre, c’est parce que cette question est attachée aux vivants. « Il n’est pas moins clair que si toute la théorie et la praxis de la psychanalyse nous apparaissent aujourd’hui comme en panne, c’est pour n’avoir pas osé, sur cette question, aller plus loin que Freud. » Vous voyez un peu l’assertion ! Bien sûr Freud a eu raison, toute la psychanalyse, tout le travail de Freud – c est comme Kafka – ne fait que se débattre avec la question du père. Mais le problème de la psychanalyse elle-même c’est qu’elle est en quelque sorte scotchée à ce moment freudien, à cette mise en place, et si elle n’avance pas quelque peu, Lacan considère qu’elle est morte. Elle va rester en panne.
Donc vous voyez, la reprise, dès 1963, de la terminologie « les noms du père » est aussi le vœu de Lacan – moi je l’entends comme ça – de donner sa chance à la science, à sa jeune science, la psychanalyse elle-même : essayer effectivement de franchir la difficulté qu’il nomme, celle de la mise en place, à juste titre, par Freud du mythe du père, mais qui ne peut pas rester comme ça, en l’état. Donc tout ça vous le trouverez dans ce
très beau texte, assez complexe pour finir, qui suit « l’Angoisse ». Assez complexe car Lacan – comme souvent – ne donne quasiment aucune de ses références, de ses pistes, de ses choix, mais ça, il le fait tout le temps. Donc, il faut aller à la pêche !
Donc, niveau premier du mythe qu’on accorde à Freud en quelque sorte : Totem et tabou.
Second terme, dit Lacan, mettre au niveau du père la fonction du nom. Et donc, la référence au nom propre. Cela ne paraît rien, mais c’est énorme, ça ne va pas de soi. Totem et Tabou, l’histoire de la horde primitive, la mise en place de la jouissance, bon, très bien, mais Lacan semble dire que ce n’est pas ça qui l’intéresse tant. Admettons que cette mise en place, ce premier père soit acquis au moins de manière mythique. Mais quel rapport entre le nom, le nom métaphorique et le nom propre ? C’est là la question qu’est en train de se poser Lacan. Vous pouvez très bien dire le nom du père – on peut très bien jouer du chiasme – on n’est pas obligé de mettre des tirets tout de suite (les noms-du-père), si vous dites le nom, du père ; on entend bien que dans la façon de le dire qu’il y a le signifiant d’un côté et ce qui reste, le nom. Les lettres d’un nom. Et Lacan ne fait pas autre chose dans ces moments-là de 1963, puisqu’il reprend exactement le passage biblique, archiconnu bien entendu, parce qu’on ne l’entend plus : quand Dieu parle à Moïse : « Quand tu iras vers eux tu leur diras que je m’appelle je suis ».

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