Freud et le mythe fondateur : manger du père
artpress 2 n°20 "tous cannibales" (février/mars/avril 2011)
Qu'appelons-nous oralité? L'oralité ne peut ordinairement se réduire à la satisfaction d'un besoin, serait-ce la faim. Elle est aussi demande sexuelle; Freud apporte cet éclairage dans ses Trois Essais sur la théorie de la sexualité, en indiquant que la demande orale est en son fond cannibalisme et que le cannibalisme a un sens sexuel. Pour le dire inversement, la relation sexuelle qui est union fantasmatique des corps appelle l'idée d'une absorption originelle de l'autre. Il n'échappera d'ailleurs à personne que la sexualité comporte sous diverses formes une nette dimension d'oralité.
Qu’appelons-nous oralité ? L’oralité ne peut ordinairement se réduire à la satisfaction d’un besoin, serait-ce la faim. Elle est aussi demande sexuelle ; Freud apporte cet éclairage dans ses Trois Essais sur la théorie de la sexualité, en indiquant que la demande orale est en son fond cannibalisme et que le cannibalisme a un sens sexuel. Pour le dire inversement, la relation sexuelle qui est union fantasmatique des corps appelle l’idée d’une absorption originelle de l’autre. Il n’échappera d’ailleurs à personne que la sexualité comporte sous diverses formes une nette dimension d’oralité.
Lévi-Strauss a, à son tour, souligné l'équivalence presque partout retrouvée entre l'acte de manger et celui de copuler. L'interdit frappe dans toute culture l'aliment et le sexuel, suivant des modes différenciés mais avec ce socle commun de prohibitions. Freud invente un mythe scientifiquement déroutant et irritant qui va nouer parricide et cannibalisme : c'est le récit du repas sacrificiel de Totem et tabou, publié en 1913 : « Les hommes du clan acquièrent le caractère sacré par la consommation du totem : ils renforcent leur identification avec lui et entre eux. Leur sentiment de fête et tout ce qui s'ensuit aussi bien peut-être expliqué par le fait qu'ils ont pris à l'intérieur d'eux-mêmes la vie sacrée dont la substance du totem est le véhicule. La psychanalyse a révélé que l'animal totem est en réalité un substitut du père ». Pour Freud, le repas totémique commémore et répète un acte inaugural dans lequel les fils, jaloux d'un père jouisseur et possesseur de toutes les femmes du clan, le tuèrent et le dévorèrent.
Ce thème d'une première identification comme incorporation partagée n'a cessé de poser questions et difficultés à la psychanalyse. Mais Freud a besoin d'un événement fondateur, comme il le fera aussi avec l'Œdipe ; il faut une fiction au sens fort du terme pour accrocher un réel autrement intransmissible. Les détracteurs d'aujourd'hui ont beau jeu de caricaturer les mythes freudiens alors que Lacan a depuis longtemps expliqué leurs défauts non pas tant historiques, c'est évident, mais de logique ; car à la place d'un impossible, le mythe valorise une impuissance. Néanmoins, nul n'explique aisément la rémanence du motif de l'anthropophagie dans l'inconscient. Le cannibalisme a une grande place dans l'imaginaire enfantin, dans les chansons, les contes et les légendes, ainsi que dans les rêves à tout âge de la vie et pas seulement dans des cas très pathologiques. Bien des cures d'anorexiques-boulimiques font surgir l'équivalence entre l'aliment et le semblable sur un mode assez cru bien que déguisé. La langue véhicule par elle-même la représentation de l'être aimé ou haï comme objet de consommation, particulièrement dans le vocabulaire de l'échange familial et dans celui de l'érotisme. Qui n'a pas entendu « je te mange petit ange » ou « viens vite ma petite poulette ? »
Les premières années de la vie clivent divers aspects de l'oralité : la succion du bébé n'est pas le même temps psychologique que le moment de la tétée durant lequel l'enfant incorpore aussi la parole de la mère. Voix, nourriture, mais aussi respiration sont au carrefour du même mot « oralité », sans que nous soyons toujours attentifs à l'extraordinaire complexité que cela engage pour la pulsion, la façon dont l'organique s'accroche au langage. Quand j'arrive au monde, je dois respirer, crier, avaler, trouer mon corps, spécifier chaque orifice dans une fonctionnalité qui chez l'humain va immédiatement bien au-delà de l'instinct. C'est pourquoi le petit enfant cherche avec autant d'avidité le regard de l'autre que le sein nourricier ; il sait déjà boire des yeux.
Le cannibalisme irrigue bien d'autres champs dans lesquels se retrouve symbolisée l'intuition freudienne. Depuis l'antiquité, la figure de Saturne et sa clinique mélancolique, Chronos avalant ses enfants ; dans le christianisme, le mystère de l'Eucharistie. Des exemples abondent dans les récits populaires et les arts. C'est la dégradation moderne de notre propre rapport aux lois de la parole qui nous rend plus difficile à saisir le lien entre les aspects réalistes, imaginaires ou symboliques de l'oralité alors même que nous avons tous le sentiment d'être, comme consommateurs, de plus en plus gavés puis consommés à notre tour.
Le thème de l'anthropophagie semble faire un retour social davantage dépressif ; la gloutonnerie de nos échanges est la marque de l'époque : « je te mange, tu me manges », avec son cortège de régurgitations et de vomissements comme dans la clinique de l'anorexie-boulimie qui a donné un certain coup de vieux à l'hystérie viennoise. L'anorexie d'aujourd'hui est devenue, en fréquence et en dureté, bien davantage que l'anorexie mentale de la jeune fille refusant d'entrer dans le marché du désir sexuel. Elle reste une clinique essentiellement féminine qui, du fait peut-être pour une femme d'une lecture du Réel beaucoup plus à ciel ouvert, colle à ce que les artistes d'aujourd'hui disent à leur façon sur le passage de la représentation à la présentation.
Depuis la nuit des temps, le corps était l'Autre ; mon corps ne m'appartenait pas. Désormais comme une évidence, le corps est devenu une chose en soi, un meuble. Si bien que les spécialistes de la question hésitent à parler de l'anorexie comme clinique de la représentation qui reste adressée à l'Autre, supplication auprès d'un père ou d'une mère, ou bien comme clinique de la présentation, c'est-à-dire clinique de l'objet dans sa matérialité même. Que mange et ne mange pas l'anorexique ? Sont-ce des chiffres, les grammes continûment calculés ? Est-ce que c'est le rien dont Lacan hésita à faire un objet pour la psychanalyse ? Est-ce le corps lui même, sorte d'autophagie ?
Elle se mange. Ce sujet met chacun mal à l'aise, même dans la rencontre thérapeutique ; et l'on se souvient des scandales répétés concernant les photos publicitaires et les défilés de certains mannequins.
Triste oralité ?
Après Totem et tabou, Freud citera le cannibalisme dans « Deuil et Mélancolie », en 1915 1. Il faut noter d'emblée la singularité de l'approche, qui est ici non pas mythique mais strictement clinique. Freud ne fait pas même référence à la longue histoire de la mélancolie depuis Aristote, à la médecine hippocratique jusqu'aux grands aliénistes en passant par Dürer et les autres célèbres représentations et interprétations. Il profite d'un échange sur des cas cliniques avec son élève et ami Karl Abraham pour mieux envisager la période orale du développement, et sous l'influence de son collègue, déterminer une « relation orale cannibalique ». La psychanalyse comme théorie ne cessera d'être préoccupée par les termes désormais connus d'incorporation, d'introjection ou de projection. Mais au-delà des variations et des désaccords dans la discipline, ce qui est intéressant c'est la notation dans la mélancolie d'un statut très singulier de l'oralité, mis en rapport avec l'affection souvent associée, la manie.
Dans les grandes maladies que la psychiatrie appelle psychoses, les orifices du corps tendent étrangement à se réduire à un seul, bouche unique qui peut être à la fois une oreille, un œil, un anus… La manie exemplifie cette grande gueule qui avale et la mélancolie est démonstration d'une oralité qui se dé-spécifie.
Nous rêvons qu'un jour une pièce de théâtre ou un film reprenne l'observation que l'aliéniste Étienne Esquirol fit en 1820 de l'héroïne de la révolution française Théroigne de Méricourt. Rendue célèbre pour avoir contribué, durant les événements de 1789, à corrompre le régiment des Flandres en conduisant dans ses rangs des filles de mauvaise vie, Théroigne de Méricourt finit sa vie à la Salpêtrière dans un état mélancolique : « Elle marche à quatre pattes, s'allonge par terre et l'œil fixe, elle ramasse toutes les bribes qu'elle rencontre sur le pavé et les mange. Je l'ai vue prendre et dévorer de la paille, de la plume, des feuilles desséchées, des morceaux de viande trainés dans la boue…une fois elle a mordu une de ses camarades avec tant de fureur qu'elle lui a emporté un lambeau de chair… »
De la lypémanie ou mélancolie
Les férus d'histoire de la médecine se souviendront de la lycanthropie, folie dans laquelle le malade s'imagine être un loup. Ce délire qui nous rapproche de l'imaginaire cannibalique a été régulièrement associé aux formes extrêmes de la mélancolie.
Notons que le cannibalisme est quasi absent de la nosographie psychiatrique. Quelques cas récents, qui ont défrayé la chronique, ont fait curieusement insister sur la normalité psychique apparente desdits cannibales ! La surenchère – sur en chair – moderne du statut de l'image doit être ici convoquée car, dans les cas rapportés, en France et en Allemagne, un succès commercial des scènes d'anthropophagie, narrées par le livre ou filmées, a suivi la condamnation morale de surface ; dans les milieux underground, des cassettes transforment en vedettes des criminels. Pour que l'oralité quitte ses rivages ultimes, il lui faut la fenêtre et le voile de ce que la psychanalyse appelle un fantasme.
Le cannibalisme est-il avant tout d'ordre fantasmatique ?
Manger l'autre, être mangé par l'autre sont des expressions permanentes de l'imaginaire érotique et de possession. Nous passons notre existence à nous plaindre d'être « bouffé » par tel ou telle et à souhaiter, secrètement et jalousement, goûter telle ou tel.
Le fantasme pour la psychanalyse n'est pas un vilain mot, c'est la fenêtre par laquelle le petit d'homme entrevoit sa réalité, la seule qui vaille, faite de désirs la plupart inassouvis ou toujours relancés. Le plus étonnant concernant le fantasme est sa disposition à être à la fois le plus intime, le plus individuel et le plus ouvert au fait social et politique. Il suffit de regarder du coté de l'identité sexuelle et des transformations désormais possibles du corps propre.
À ce titre, le retour de l'anthropophagie au devant de la scène au moins picturale est l'indice d'un discours social qui vient solliciter dans le tréfonds de notre âme une avidité devenue sans limites. Pour autant, la construction dans l'inconscient d'une véritable scène de cannibalisme est une rareté. C'est dans l'espace de la métaphore que se déplient les métamorphoses de l'oralité et non pas dans un sens littéral. Le fantasme sexualise les pulsions d'agressivité et les envies de morsures courantes chez le jeune enfant ; il les pacifie. Le fantasme est une écriture de la jouissance et non pas un passage à l'acte littéral. C'est sa défection qui pose cliniquement problème, son manque d'appui dans la représentation par des mots. Ainsi dans les psychoses dont nous avons parlé, mais également dans les grandes perversions qui vont jusqu'à traiter le signifiant comme la chose elle-même.
Allons-nous alors vers une époque qui va sciant la corde du fantasme ? Fantasme dont nous avons vu rapidement l'aspect d'essentielle normativation pour le développement civilisé d'une sexualité. Allons-nous vers un partage de l'espace si particulier de l'univers psychotique, le regard de tout un chacun perdant la valeur du bien et du mal, de la qualité du prochain comme de la valeur d'une différence qui n'est pas simplement celle de l'étranger à éliminer ? L'exemple de la récente exposition sur les corps morts 2 fait réfléchir à cette perte du regard signifiant.
Les travaux des psychanalystes mettent au premier plan la question des pulsions. La pulsion est demande inlassable et la valse des objets est sa seule musique. Depuis l'agitation du très jeune enfant jusqu'à l'explosion des addictions en tout genre, nous assistons à une promotion du pulsionnel qui ne trouve plus à s'agrafer à la fenêtre fantasmatique et aux métaphores de l'érotique. Le corps comme d'ailleurs le mot lui-même sont désormais rendus à un trajet plus aléatoire, au mouvement chaotique du pulsionnel : j'avale ce que je rencontre.
Recracher le père ?
Nous pourrions pour finir nous demander si le thème de l'anthropophagie ne permet pas de prendre à rebours la formulation freudienne : Freud nous parlait d'une époque où il s'agissait, pour s'identifier et entrer dans la vie sexuelle, d'incorporer en quelque sorte la dimension du père. De nos jours, les témoignages de la clinique semblent plutôt indiquer que ce père, il s'agit bien davantage de le vomir, de le recracher. Les indices en sont patents dans tous les milieux où nous nous occupons d'enfants. Le réalisme que ce mouvement engage est bien loin du travail du mythe et c'est peut-être pour cela que seul l'artiste peut nous en donner quelque aperçu. Le psychanalyste se doit néanmoins de lire aussi car lire l'inconscient est son métier.
acan a souhaité faire sortir la psychanalyse des grands mythes ; Totem et tabou, comme l'Œdipe sont-elles des fables nécessaires ? Le passage à une clinique articulée à des écritures transmissibles, sans recours systématique au père, était son vœu. Les documents réunis pour l'exposition Tous cannibales préviennent que la porte est étroite. Sans voix dans l'Autre (nous ne sommes plus à une époque prophétique), sans l'Un qui dit un (nous quittons peu à peu notre référence au nom du Père), le petit d'homme se vit rapidement comme un prédateur inhabituel : un mange sans faim.
Jean-Jacques Tyszler est psychiatre, médecin-directeur du C.M.P.P de la M.G.E.N à Paris, attaché d'enseignement pour la psychiatrie clinique et la psychanalyse à l'hôpital de Ville- Evrard (93) ; psychanalyste membre de l'Association Lacanienne Internationale et du comité de rédaction
de la Revue Lacanienne et du Journal Français de Psychiatrie.