L'anamorphose et le buffet (Éditorial du JFP N°24)
Qu'est-ce qu'un corps ?
Rien de l'ordre du concret, rien de l'ordre du visible, rien de l'ordre de l'évidence.
Pouvons-nous encore accepter qu'un corps soit avant tout fait de lettres, de mots, et de métaphores ? Cette vérité est pourtant incluse dans des sagesses anciennes et pas uniquement religieuses.
Aristote a souligné le regard de face propre à l'espèce humaine ; Erasme aimait rappeler que l'on combat le plus souvent pour sauver sa tête ou que le corps lui-même peut être perçu comme un adversaire.
Le corps parce que non réductible à la chose en soi fait toujours surgir de l'altérité, de l'Autre, comme l'écrit la psychanalyse.
C'est aussi vrai pour le corps sexué puisqu'on devient homme ou femme dans la rencontre avec l'autre sexe, les yeux dans les yeux et parfois la carcasse tremblante. Cette coupure constituante entre le visible et la représentation, l'évidence et la construction, la réalité et l'incarnation du signifiant, est bien avant Freud et Lacan à l'oeuvre dans la littérature, la poésie, ou la peinture.
On dit pierre parce qu'elle blesse le pied.
Le dicton qui est jeu de mots et rappel de la proximité étymologique entre lapis - la pierre et lapsus - glisser, reprend à sa façon la mise en garde des Psaumes : "Que ton pied ne trébuche pas sur des pierres".
Le corps est cette parole qui va trébucher bafouillement, oubli, lapsus... Le corps est ce propos qui butte sur un os, un objet, "l'osbjet" comme dit Lacan, celui qui dirige toute la perspective et pour finir, notre vie.
Au XVIème siècle, Hans Holbein (1), extraordinaire portraitiste, montre la cruciale distinction entre l'image et l'objet ; l'anamorphose du célèbre tableau des Ambassadeurs détruit l'idée intuitive et aveuglante que nous avons du corps, de ce qu'il y a à voir. Quel est l'objet que l'on ne peut reconnaître ? quel est cet objet qui, identifié comme un crâne, est d'abord le représentant de tout un système de références dans la culture mais représentant vomi, recraché, et en ce sens plus réel que les personnages du tableau.
En cette année 1533, Henri VIII divorce de Catherine d'Aragon et produit le schisme que nous connaissons entre l'Eglise anglicane et l'Eglise catholique.
Corps des amants, corps du Roi, corps de l'Eglise, le même mot qui n'est jamais le même.
La cause d'un désir modèle bien au-delà de l'aventure d'un homme ou d'un couple, une société entière et son histoire.
Le corps est métaphore, se déclinant suivant les contrées, les cultures et les siècles.
Pourquoi cette division nécessaire entre la vision et le regard, le visible et le signifiant, est-elle aujourd'hui si confuse ?
Lacan avait dans une formule prophétique, proposé une réponse, "l'homme moderne prend son corps pour un meuble".
Perdant toute attache avec le tissu de la langue, le corps est astiqué, reproportionné, décoré, enfin admiré.
Dans son ouvrage d'anatomie "De Humani Corporis Fabrica", Vésale dialogue encore avec les mythes
fondateurs, les récits premiers, ce que l'on peut appeler l'imaginaire narratif au sens où il fait surgir, au coeur du mystère de la vie, de la symbolisation.
Ainsi, la gravure sur bois intitulée Adam et Eve, reprenant l'huile sur bois d'Hans Holbein avec l'étonnante trace de la morsure de la pomme. L'Autre c'est le corps comme morsus - la morsure, appelle la mors - la mort.
Comme les sociologues le racontent à loisir, le corps est devenu le lieu d'un décoiffant mécano : repris morceau par morceau - la chirurgie esthétique devenue transformatrice, complémenté par les gadgets et bientôt les implants, perforé, scarifié, tatoué...le corps est l'épicentre d'un séisme qui touche moins à l'exaltation du narcissisme qu'aux droits revendiqués à de nouvelles jouissances.
Le buffet trône au milieu du salon ; tous les sens sont sollicités ; au-delà de la vue, le toucher si présent dans la clinique contemporaine dans cette jouissance tactile, qui file du transsexualisme aux épidémies d'automutilation.
La psychanalyse freudienne n'a pas toujours permis de faire limite à ce nouveau corps fait graal.
L'idée du sac, de l'enveloppe, de l'intérieur et de l'extérieur, du dedans et du dehors, de l'introjection et de la projection, accompagnent la confusion régnante. La distinction opérée par Lacan entre jouissance phallique et jouissance Autre paraît féconde à condition d'en préciser les occurrences cliniques dans l'échange entre praticiens.
Nous avons proposé à la suite de Marcel Czermak le terme "jouissance d'enveloppe" pour décrire des exemples de volupté singulière dans l'expérience psychotique mais aussi en dehors de psychose avérée, des mutations dans l'économie de sujets délestant peu à peu du référent phallique ; comme notre siècle scientiste et consommateur le promeut et y pourvoit.
Toute notre conception de la pulsion doit être ici revisitée car les fantaisies de la science fiction trouvent désormais à se réaliser ; le corps physiologique peut-il s'articuler sans manque et sans perte à un système symbolique débarrassé des limites de la sexualité et de son cortège symptomatique ?
Nous connaissons déjà les propositions techniques futuristes concernant la procréation, à un bout de la chaîne et celles s'attaquant au cerveau, à l'homme-machine, à l'autre bout.
La puissance du continu, pensée par les mathématiques et instrumentée par la biotechnologie laisse entrevoir un corps plus insolent que jamais.
Dans notre civilisation à court d'idée, le corps se propose comme déconstruction des catégories et des symboles premiers : femme/homme, cerveau/ordinateur, humain/animal... toutes les transgressions et toutes les métamorphoses trouvent leur justification ludique. L'unité vole en éclats et le corps, comme l'identité devient composite, multiple, dispersé dans l'espace et le temps.
Le prolongement de l'imaginaire par le monde virtuel fait entrer le petit d'homme dans un univers dans lequel sont subvertis les notions d'horizontalité et de verticalité, de surface et de profondeur, de consistance et d'existence, bientôt de jeune et de vieux.
Qui osera critiquer et s'insurger puisque après tout le corps n'est bien que transition de formes. Dieu, dit-on, a fait l'homme à son image. Mais nous sommes tous devenus relativistes, Einsteiniens, à la fois onde et corpuscule.
Qui êtes-vous, corps, pour dire à Dieu ce qu'il doit faire ?
(1) : Merci à Jeanette Zwingenberger pour son ouvrage "Holbein le jeune"