samedi 12 mars 2005



Le père en partage ou l'impasse de Freud



L'homme Moïse et la religion monothéiste ; trois essais est pour beaucoup considéré comme une faute d'interprétation. Des études savantes démontrent aisément toute une série de rapprochements audacieux et approximations.
Pourtant la question posée par Freud n'est pas fantaisie historique : "enlever à un peuple l'homme qu'il honore comme le plus grand de ses fils n'est pas une chose qu'on entreprend volontiers ou d'un coeur léger, surtout quand on appartient soi-même à ce peuple".
Désacraliser la place du père fondateur ou du meilleur de ses fils, c'est une audace que peu de penseurs ont endossée ; Spinoza qui nous pousse à une limite du texte biblique, à ses lacunes ; d'autres mais rares.
Traduire et interpréter c'est aussi examiner les effets de la trahison, de la filiation et de l'invention. L'étude des traditions des trois monothéismes est également l'étude du refoulement interne à chacun comme le refoulement des uns par rapport aux autres.
Concernant la religion, la conviction de Freud n'a fait que se fortifier entre Totem et tabou (1912) et le dernier essai de 1938, Moïse, son peuple et la religion monothéiste, inclut dans L'homme Moïse et la religion monothéiste.
Il s'agit de comprendre le "retour de processus importants, depuis longtemps oubliés, ayant eu lieu au cours de l'histoire primitive de la famille humaine".
Les trois monothéismes ne parlent à leur façon que de notre rapport au père, et l'ouvrage de Freud poursuit la construction de cette donnée si robuste dans la subjectivité : le mythe du meurtre originel désigne ici un réel, un impossible à expliquer autrement.
Le mythe du meurtre aménage un lieu, un espace dont la nécessité pour notre assiette subjective est plus importante que la réalité historique même.
Mais ce mythe, ce réel ne fait pas pour nous tierce consistance ou altérité radicale du simple fait de sa désignation : il faut un certain type de nouage et une certaine façon de distinguer entre le père et ce que Lacan appelé le nom du père.
Les incessants débats sur l'interprétation à donner du sacrifice d'Abraham ou de la "ligature" d'Isaac sont là pour en témoigner : une lecture imaginaire de ce célèbre passage mettra en valeur la nature du surmoi d'Abraham alors que le plus important est peut-être que l'Autre réclame avant tout un sacrifice symbolique, se démontrant ainsi limité, borné, dans sa propre complétude.
Il ne suffit pas que le mot père soit convoqué dans un texte pour que soit mobilisée la fonction du nom du père.
Aux journées de 96, du groupe de Cordoue, j'avais rappelé combien les passages à l'acte les plus automatiques pouvaient se faire au nom du signifiant père complètement détaché de sa métaphore et de sa fonction.
Face à cette difficulté, Lacan poussera la question du père du côté de l'identification symbolique, mais ce que le Moïse de Freud indique c'est que l'amour pour le père et la protection accordée à sa place sont le moteur d'une idéalisation et d'une sacralisation du sens dans l'interprétation.
Freud débute son travail par l'importance du nom propre et de la nomination et il est à ce titre proche de la
redécouverte de l'écriture égyptienne : d'où vient le nom de Moïse ? (Mosé).
Dans le second essai, publié dans Imago (1937) et intitulé "Si Moïse fut un Égyptien…", Freud rappelant le forçage monothéiste d'Akhenaton (anciennement nommé Amenhotep IV), propose le socle de son hypothèse : "si Moïse fut un Égyptien, s'il transmit sa propre religion aux juifs, ce fut celle d'Akhenaton, la religion d'Aton", et au-delà des péripéties historiques, fait une remarque de structure qui me semble capitale : deux peuples, deux royaumes, deux noms divins, deux fondations de religion, deux fondateurs de religion, qui sont nommés tous les deux Moïse.
Il y a deux pères dans le Père, pas de Un sans l'Autre : il y a de l'altérité dans l'identité qui n'est pas unicité.
Comment là encore ne pas interpréter dans le registre imaginaire et se satisfaire des remarques des historiens modernes qui identifient désormais au moins trois familles textuelles aux textes bibliques ? (texte palestinien, égyptien et babylonien).
Henri Meschonnic dit que le tétragramme par son imprononçable échappe à l'effet d'archéologie en insérant du "non langage" dans le langage, du hors sens dans le sens.
Les traducteurs grecs de la Bible ont choisi théos et kurios comme équivalent d'Elohim et du tétragramme. Dans son introduction à la Bible d'Alexandrie, Marguerite Harl précise que kurios est employé comme nom de façon usuelle en grec classique pour désigner un maître par opposition à son esclave ou le mari par opposition à la femme.
Elle indique encore : "à cause de l'importance de kurios comme titre du Christ, nous avons opté pour la traduction traditionnelle "seigneur" mais le mot français "maître" serait plus exact".
Henri Meschonnic dénonce souvent l'exégèse, et aussi bien juive bien entendu en temps qu'effacement de ce qui est irréductible au sens.
Le tétragramme, suite de lettres, est dit-il "retiré de l'oralité qui organise la spécificité du texte biblique".
Freud, dans son essai, insiste beaucoup sur le retour du refoulé, le meurtre primordial du père, sous la forme de la culpabilité, de l'idée du péché originel, du rachat par le sacrifice, mais nous pouvons l'entendre comme ce qui de la symbolisation reste inaccompli : la rencontre d'un père et d'un fils porte en elle cette dimension d'impossible à symboliser.
Comment dans la traduction faire entendre à la fois la présence de l'inaccompli de cette présence ?
L'exemple est désormais classique : Henri Meschonnic traduit par :
Je serai / / que je serai
(et Dieu a dit vers Moïse je serai que je serai)
à l'endroit où d'autres traductions proposent :
Je suis qui je suis Je suis celui qui est Je suis l'être invariable Je serai celui que je serai (Luther)
Dans le séminaire Le Désir et son interprétation, Lacan, pour expliquer le concept freudien de Vorstellungs Repräsentanz, prend l'exemple du rêve du père mort (rêve que l'on trouve dans la Traumdeutung :
"Son père était à nouveau en vie et parlait avec lui comme autrefois, mais chose étrange, il était mort quand même et ne le savait pas".
Freud nous dit que dans ce rêve manque quelque chose et il complémente en ajoutant "qu'il le souhaitait" après "ne le savait pas".
Freud interprète en indiquant la place du voeu de mort originel : son père était mort, selon son voeu.
Le Vorstellungs Repräsentanz, le représentant dans la représentation, ce qui est soustrait à la figuration du rêve et à sa narration orale, c'est précisément ce groupe signifiant : "selon son voeu".
Pour mieux faire entendre le statut particulier de ce concept freudien et son caractère hors image, Lacan proposera ensuite de dire : "tenant lieu de la représentation".
Il y a un éclairage important à ce rêve c'est toute la relecture que Lacan (séminaire XI) fait d'un autre rêve, le rêve que fait un père de son enfant mort qui brûle car au-delà de la terrible culpabilité : "tu dors alors que je brûle", Lacan désigne une autre réalité cachée.
"A savoir le plus intime de la relation du père au fils et qui vient à surgir non pas tant dans cette mort que dans ce qu'elle est au-delà, dans son sens de destinée."
Ce qui est fondamentalement inabouti, problématique, manqué c'est la rencontre comme telle, le sens de la rencontre, ce que l'Autre veut et dans le même séminaire Lacan peut dire :
"La véritable formule de l'athéisme n'est pas que Dieu est mort : même en fondant l'origine de la fonction du père sur son meurtre, Freud protège le père. La véritable formule de l'athéisme est que Dieu est inconscient."
Freud, effectivement, insiste sur la tragédie comme telle, la tragédie préhistorique : "il semble qu'un sentiment de culpabilité croissant se soit emparé du peuple juif, peut-être même de l'ensemble civilisé d'alors, en tant que précurseur du retour du contenu refoulé…" "Paul juif romain de Tarse s'empara de ce sentiment de culpabilité et le ramena correctement sa source historique primitive".
Mais, ajoute Freud, l'ambivalence qui domine la relation au père se montra dans le résultat final de l'innovation religieuse : destinée à la réconciliation avec le dieu père, elle aboutit au détrônement et à l'éviction de celui-ci ; l'antique dieu père rétrograda derrière le Christ.
Freud propose ainsi une espèce de typologie des monothéismes :
- L'un d'eux, le christianisme, reconnaît le meurtre primordial, veut expier par le sacrifice du fils mais aboutit en dernière analyse, à écarter le père ;
- Le judaïsme refuse la reconnaissance du meurtre de dieu ;
- Pour la "religion mahométane", Freud avoue son peu de connaissance, mais il la situe comme la répétition abrégée de la fondation de la religion juive qui conduisit à un certain nombre de succès temporels mais s'épuisa aussi avec eux.
Dans le séminaire l'Identification, Lacan nous dit que le fond du christianisme est un "certain pas essentiel fait dans les rapports au père, le rapport de l'amour au père".
Ce que Charles Melman appelle le "complexe de Moïse" c'est cette singulière conjoncture qui veut que le sujet ne puisse exister, se considérer comme vivant qu'en tuant le père, en ne pouvant l'envisager que comme mort, quitte ensuite à se mortifier, à se culpabiliser de la faute (ou à la confier au voisin).
Freud dans la structure mise à jour deux peuples, deux pères, etc… contredit la notion intuitive d'identité. La difficulté est le statut à donner à cette opération selon que nous l'appellerons division ou doublure.
Se nous considérons qu'il s'agit d'une doublure, nous n'aurions affaire qu'à une réhabilitation imaginaire d'un autre père, père d'une certaine façon produit par le savoir inconscient (S2) et délogeant l'arbitraire du premier (S1).
Il me semble plutôt que la coupure agencée par Freud, apparemment pure fiction pour des historiens sérieux, est une façon d'écrire le nom du père dans son rapport à l'énonciation : comment faire pour parler d'un lieu, sans s'abîmer dans ce lieu, comme Schreber, ni considérer qu'il faille y tuer celui qui y donne autorité ?
Les problèmes de traduction ou d'interprétation sont en rapport avec cette question :
- Soit nous poussons infiniment l'interprétation et le jeu continu de la pensée devient l'objet même de la recherche,
- Soit nous trahissons de manière éhontée le texte et les bibles jusqu'à récemment fourmillent d'exemples de cette méthode ;
- Soit l'énonciation elle-même indique par le choix des césures, des coupures et des contiguïtés l'espace de référence qui convient.
L'interprétation sait plus qu'elle ne croit savoir, mais la substance de ce savoir, la matérialité qui est en dessous n'est rien d'autre que la coupure en tant qu'elle a des effets de signification.
Comment respecter une coupure qui en saurait plus qu'elle ne croit savoir ?
Pour terminer et éclairer mon propos, je reviendrai aux commentaires de Marguerite Harl sur la traduction de la Bible d'Alexandrie :
Marguerite Harl fait valoir le déplacement de l'identification entre le texte massorétique et le texte grec, déplacement du thème de l'alliance vers celui du "cadet substitué à l'aîné", annonçant la place du christ.
Ce déplacement se fait bien entendu au travers du lexique, d'un certain nombre de mots : nous l'avons vu pour kurios, mais il y a d'autres mots clés : sperma qui désigne la descendance promise à Abraham, anthropos, pour l'être humain là où la bible parle d'Adam, la faute ou les fautes traduit en français par péché, alors que la genèse pas plus en hébreu qu'en grec n'a de mot spécifique pour désigner le péché à l'égard de Dieu.
Notons que les termes de vêtements hébreux sont traduits, sans beaucoup de scrupule, ce qui habille bien entendu les sujets d'une modernité toute autre : elle cite par exemple un terme qui sera repris comme la robe baptismale.
Mais Marguerite Harl insiste aussi sur un autre élément de la traduction : le système de division du texte : quel était le système de division du texte lorsqu'il fut traduit du grec ?
Des coupures existent dans l'apparente continuité du rouleau et indiquent des endroits du texte reconnus comme "finales" d'un épisode, d'un morceau ou "initiales" d'un nouveau morceau.
Ces coupures, ce système de division renvoient à une certaine position de l'énonciation, à l'accentuation de certains passages, à la lecture à voix haute, et dans son travail Marguerite Harl témoigne de vive préoccupation : comment laisser apparaître dans la traduction, l'ancienne coupure, la position d'une énonciation désormais recouverte ?
Comment faire pour qu'une interprétation vise et la place d'une ouverture, voire d'une invention et la place du refoulement ?
C'est peut-être à ce prix qu'elle ne serait pas une faute d'interprétation ?

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