vendredi 11 février 2005



Le don, un signifiant nouveau ?


"Je me culpabilise pour l'Asie ; de donner des habits. Je me dis, c'est pour moi-même que je fais tout cela. Est-ce vraiment pour aider que je donne ? Pour ne pas me sentir en faute de ne pas les avoir donnés ? C'est comme un jeu de miroirs, un cercle infini..."
Les propos de ce garçon de douze ans nous montrent assez que le thème du don peut poser difficulté et complexité pour l'inconscient.
Le paradigme du don peut se refermer sur lui-même car il est par structure gros d'idéalisation.
Paradoxalement, nous pouvons alors parler davantage d'une clinique de l'idéal et du narcissisme que de la relation d'objet.
Dans la vie sociale, la vie de travail mais aussi la vie familiale et intime, l'homme moderne se règle, dans ses conduites, ses espoirs et ses ambitions, sur l'échange marchand.
L'écolier attend un savoir pédagogique, le patient des connaissances évaluables, la jeune femme un garçon acquis au partage des tâches...
La mise dans toute relation doit être idéalement à parité.
"Jeu à somme nulle qui postule l'équivalence quantifiable entre le donné et le rendu" comme le résume Jean Joseph Gaux dans Frivolité de la valeur - essai sur l'imaginaire du capitalisme.
Nos propres associations, et sociétés dites savantes ne sont nullement à l'abri de ce processus ; beaucoup de jeunes collègues estiment que l'enseignement leur apporte de droit, titres et places au soleil. D'où l'actualité de Marcel Mauss, et son fameux Essai sur le don, qui peut écrire quelques années après la première guerre mondiale :
"Ce sont nos sociétés d'Occident qui très récemment ont fait de l'homme un animal économique […] l'homme a été très longtemps autre chose ; il n'y a pas bien longtemps qu'il est une machine, compliquée d'une machine à calculer".
Une étudiante américaine en analyse me racontait récemment que sa famille l'avait appelée pour participer à une fondation ; il s'agissait de faire de la famille comme telle une fondation et par conséquent d'écrire des "objectifs de famille" pour collecter ensuite des fonds ; planifier pour chaque membre de la famille des projets individuels et collectifs.
Le terme d'utilitarisme peut parfaitement convenir, comme le propose la revue du Mauss et Alain Caillé pour décrire cette forme d'individualisme toute axée sur l'intérêt matériel, l'enrichissement, le calcul avec fondamentalement - ce que soulignent largement les travaux de Godelier déjà et des anti-utilitaristes ensuite - le déni d'une dimension symbolique à l'objet.
L'objet sacré n'est pas l'objet marchandise, toutes les cultures encore un peu imprégnées de religiosité le révèlent. Le don n'est pas non plus la donation, la charité. Le mot lui-même "le don" peut faire difficulté pour décrire les registres proprement symboliques que nous essayons de convoquer pour retrouver une verticalité à la position subjective, une certaine transcendance, le rappel de notre aliénation fondatrice à des mots comme l'alliance, la dette - ce qu'on doit - l'Autre du langage d'où nous recevons nos signifiants...
Nous souhaitons ordinairement dans une vie d'homme et de femme transmettre, au-delà des biens, quelques valeurs à nos propres enfants, autre chose que le service des biens comme le dit Lacan dans l'Éthique de la psychanalyse
.
Dans cette acception du mot don, nous pourrions signaler l'ambiguïté des termes legs, déléguer, léguer. ("Léguer ses vertus à ses enfants", disait le Petit Larousse de mes études), mais parce que juridique et dans l'héritage, le legs a sa limite (l'oeuvre de Lacan).
Le risque du don maussien - donner, recevoir, rendre - est d'être entendu sur un mode simplifié, positiviste.
Notre colloque vient à un moment cruel pour les victimes des tsunamis et "la mondialisation de la solidarité" est déjà célébrée comme s'il s'agissait de l'invention sous nos yeux d'un contrat naturel à l'échelle de la planète. Mauss le dit déjà très bien, ce qu'on donne est beaucoup plus complexe, ambivalent, ambitendant comme toute dialectique inconsciente où se mêle Amour et Haine, guerre et paix, pulsion de vie et pulsion de mort.
Qu'il s'agisse du don maussien, de la dette symbolique ou du legs, il faut essayer de donner les caractéristiques du processus de déni - au sens freudien de perversion - qui frappe l'opération mise en valeur par nos amis anthropologues dans tout ce qui est transmission.
Nous pouvons en première approximation proposer les occurrences suivantes :
- Déni du principe de fondation et par là même de la notion d'autorité rabattue sur le mot pouvoir - voir les articles d'Anna Harendt.
- Déni de la question et de la place de la vérité, considérée comme une survivance religieuse.
- Déni de l'interrogation sur l'origine et ravalement des mythes, des imaginaires narratifs au profit des conjectures scientifiques.
- Déni paradoxal de la nécessité d'une axiomatique - d'axiomes - pour structurer toute pensée, toute rationalité digne de ce nom.
- Déni encore de la doctrine confondue avec le dogme.
- Déni enfin, pour conclure provisoirement, de l'intelligence des maximes, des préceptes, et autres dictons alors qu'"un tiens vaut mieux que deux tu l'auras" dit mieux que personne la nécessité de recevoir au prix d'une perte.
Nous avons privilégié ce que le thème du don doit au processus même de ce qu'on appelle la symbolisation, le tissu symbolique qui est fait de bien plus que d'un simple contrat entre deux locuteurs.
Dans les travaux précédents, nous avions proposé le terme de "paranoïa invisible" pour décrire les multiples efforts dans la sphère privée, publique et de travail d'une vie sans manque, sans castration symbolique, sans disparité, pour finir sans transfert c'est-à-dire sans confiance accordée à l'Autre, sans don de l'amour de transfert. Ces vignettes cliniques sont des paradigmes, pour reprendre ce terme utilisé par Caillé, c'est-à-dire participant d'une covariance de structure.
Un homme de cinquante ans dirige avec réussite une petite entreprise d'informatique. C'est un homme habitué à prendre des décisions dans un univers de compétition. Sa secrétaire devenue sa maîtresse tombe enceinte et après quelques hésitations et péripéties le couple choisit de garder l'enfant.
Ce patient se heurtera sans trouver de réponse au refus de cette femme devenue mère de son enfant de partager le même toit.
Payait-il le "prestige" du patron qui avait rendu la secrétaire aux ordres ?
Réponse de la bergère au berger ? Toujours est-il que le don de la vie, un enfant ne régule plus ici la définition du couple ; le patient ne sût que penser de la position de son amie. L'axiome des stoïciens repris par Sénèque "Libenter accipit, beneficium reddidisse" - bien recevoir (de bonne grâce, de bon coeur, en sachant gré à l'autre) c'est d'avoir rendu le bienfait - est mis hors champs.
La seconde vignette concerne les nouveaux droits des enfants.
Un patient dentiste m'apporte copie des lettres adressées par sa fille au juge aux affaires familiales et au Procureur de la République.
A dix-neuf ans à peine, cette jeune femme tourne ainsi sa requête : "Je vais emménager dans un studio, rue... Je vivais chez ma mère car mes parents sont divorcés... mon père est médecin... comme la loi établit le droit de subsides, je réclame ce droit à mon père. Je demande donc au juge de sommer cet homme de me verser X francs afin que je puisse subvenir à mes besoins..."
Cet exemple comme le précédent ouvre à une critique clinique de la raison utilitaire.
Nous pouvons à cet endroit paraphraser la post-face d'Alain Caillé lors de la réédition du manifeste du MAUSS : "la sphère de la socialité primaire et des relations de personne à personne fonctionne essentiellement à l'obligation de donner, recevoir et rendre et ne peut d'ailleurs pas fonctionner sur d'autres bases, sauf à se dissoudre".
Pour autant, il nous faut souligner un élément que la psychanalyse est plus apte à préciser ; dans ces petits exemples du quotidien de la clinique, c'est le symbole phallique qui est contredit et contrebattu.
À la toute fin du séminaire sur Les psychoses (1955-1956) J. Lacan livre un axiome, un point de doctrine qui sera de plus en plus difficile de livrer avec autant de clarté :
"or si des échanges affectifs, imaginaires, s'établissent entre la mère et l'enfant autour du manque imaginaire du phallus, ce qui en fait l'élément essentiel de la cooptation intersubjective, le père, dans la dialectique freudienne, a le sien, c'est tout, il ne l'échange ni ne le donne. Il n'y a aucune circulation. Le père n'a aucune fonction dans le trio, sinon de représenter le porteur, le détenteur du phallus. Le père, en tant que père, a le phallus - un point c'est tout".
C'est une contribution que la psychanalyse pourrait faire à la problématique du don comme paradigme remis au goût du jour. Pour qu'il existe du don, au sens plein, c'est-à-dire faisant lien, symbole entre les êtres, il faut que le phallus, connecteur indispensable à la différence des sexes et à la différence des places, ne puisse participer à l'échange généralisé.
La moderne récusation de cette nécessité rend moins audible le thème du don car chacun, chacune entend qu'après tout, n‘importe qui entre désormais dans la valse des objets ; père, mère, homme, femme, tout devient une façon de dire, interchangeable à loisir au gré de avancées techniques.
Un fait intéressant était rapporté récemment par la presse : le recours massif aux tests de paternité en Allemagne. C'est l'ADN qui doit permettre de connaître ce qu'est le père. Peu importe le don du nom et la reconnaissance par le désir.
Il est encore un autre argument qui est le rappel de cette phrase de Lacan : "le psychanalyste ne fait pas la charité, il décharite".
La psychanalyse comme praxis ne relève pas d'une économie du Don, pas au sens où la médecine classique légitime son action par son serment sacré. Il a un déplacement qui peut résider dans le courage de ne pas donner.
Cette tradition a ses lettres de noblesse. Un jeune patient, musicien talentueux se plaignait du peu de générosité de son père.
Ce dernier refusait obstinément de l'aider financièrement alors que sa situation sociale l'y autorisait, il ne donnait rien.
Ce père, musicien également, avait eu pour père un maître hassidique.
Ce patient retrouva à ma demande les linéaments devenus obscurs d'une transmission où le don n'est pas matérialité.
Il se rappelle des moments brefs mais décisifs durant lesquels son père lui transmit le talent qui désormais fait sa vie.
Le don pour la musique ne peut-il suffire comme cadeau de la vie ?
"Un tiens vaut mieux que deux tu l'auras"

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