dimanche 8 juillet 2018

La visite des monstres


D’où vient le monstre ?




Bruno a peint des éléphants, des cactus, des visages, et bien d'autres séries, car ce sont toujours des séries, qui semblent sortir du même Lieu.
On a souvent à propos de son travail évoqué l’enfance, mais c’est une forme de banalité, sauf à rappeler ici les terreurs nocturnes que chacun a connues et oubliées.
Le monstre surgit dans le noir et dans l’espace le plus familier.
C’est cela que Freud a magistralement décrit dans son texte 
« l’Unheimlich », que l’on traduit généralement par l’inquiétante étrangeté ; mais cette traduction ne dit pas assez l’effrayant au cœur de la maison, dans l’intime, l’effroi dans le lieu le plus protecteur. Convenons que le monstre est d’abord ceci.
La psychanalyse appliquée est d’une grande médiocrité quand elle commente l’œuvre d’art plutôt que de s’en inspirer.
Risquons néanmoins que le monstre peut être le représentant de l’Inconscient davantage que représentation.

Chacun ira de son interprétation, fantasmatique bien entendu : crainte
de l’objet de la sexualité, hésitation quant à l’inclination ; traumatique aussi quand le monstre vient résumer une situation familiale ou sociale dont l’enfant a découvert trop tôt la cruauté ; traumatique encore, mais élevée au rang de l’Histoire, quand le même monstre peut représenter le drame de tout un peuple ; projection de l’innommable.

Mais plus intéressant à notre goût et peut-être plus fidèle au regard de Bruno, ce thème permet d’aborder une distinction qui est insuffisamment soulignée : Freud a nommé l’Inconscient et Lacan proposera l’Autre avec un a majuscule. Pourquoi ? C’est à cet endroit que le monstre offre une piste inattendue.
Chaque nuit le rêve ou le cauchemar nous disent les pensées qui nous hantent, mais cette dimension freudienne prend une tournure nouvelle avec Lacan, puisque ce sont pour finir les mots et les lettres qui sont les fantômes qui nous accompagnent et fixent notre destin. Pour Bruno ce qui n’arrivait pas à se dire, à se parler, a pu se livrer sous le pinceau ; n’en gardons pas que la pente tragique car le monstre est aussi figure de l’altérité, intériorisation de l’Autre en nous.

Il y a peu d’écart parfois entre le bien-dire et la malédiction, entre
le verbe qui se fait chair et le mot qui tue.
Le passage de l’Inconscient à l’Autre n’est pas facile à comprendre
d’emblée et il faut bien avouer que c’est une façon de forcer le trait : les deux mots ne sont pas superposables. Toutefois Lacan s’est heurté à la dimension tragique, quasi traumatique que Freud avait induite par ses grands mythes de fondation : Totem et tabou et l’Oedipe. La dévoration primitive du père ou son meurtre ne sont pas sans effets dans la subjectivité de chacun comme dans la culture.
Quelque chose se présente comme d’emblée monstrueux dans
cette mise en place freudienne.
Il faut ajouter l’importance cruciale du champ scopique ; tout
est chez Freud scène, que ce soit l’effroi devant la fameuse scène
primitive dévoilant pour l’enfant la sexualité des parents, aussi
bien les scènes de séductions infantiles où le petit est livré à la
concupiscence de l’adulte, et encore les scènes de menaces de castration...jusqu’au fantasme dont le paradigme « un enfant est 
battu » dévoile encore son versant de traumatisme voire de victimisation.
Il est probable que l’irruption du monstre vient rappeler notre
extraordinaire appétence pour cet imaginaire.
Il n’est pas possible de ramener les monstres que dessine Bruno
à quelques scènes oniriques de la prime enfance ; seul lui pourrait le dire en reconstruisant au delà de l’amnésie infantile. Il faut souligner aussi que ce que nous appelons par exemple scène primitive n’est la plupart du temps fabriquée que d’éclats de voix et de bruits ; il est très rare que l’enfant soit réellement spectateur ; il interprète à partir de ce qu’il entend.
Lacan a déplacé ce côté visuel de la scène vers l’importance accordée à la langue comme telle. L’Inconscient peut s’entrevoir davantage comme une langue morte dont le sujet ne dispose plus, mais dont il garde les traces. Il n’est plus à concevoir comme à jamais ineffable, trou noir, mais justement comme Autre, lieu porteur de toutes les lettres, tous les mots, tous les discours qui entourent la naissance du petit d’homme et fabriquent son désir et son destin.
L’Autre est avant tout de l’ordre du langage, l’accent est mis sur ce qui est dit davantage que sur ce qui est de l’ordre du visible.
Le psychanalyste lit ce qui se dit ; il ne voit pas dans une boule de cristal.
Pour prendre un exemple classique, il suffit de croiser la Métamorphose de Kafka et la fameuse Lettre au Père ; c'est la parole
du père et très précisément le signifiant « cancrelat » qui va déterminer toute la difficulté subjective du fils, son inhibition à l’égard des femmes comme le sentiment d’être toujours vis à vis d’autrui comme retranché derrière une vitre. Kafka a le génie de faire littéralement de ce cancrelat une nouvelle sublime qui raconte ce drame et métamorphose la haine d’un père en un récit qui a une portée universelle.
Se trouvent liées par cet exemple, cette question de l’Autre et
la place du Père si importante pour la subjectivité.
Pour des raisons qui lui sont singulières, Bruno a été sensible à
la force dans la psyché de la place faite au père ; il sait aussi
l’humour d’une tradition dans laquelle le patriarcat classique
se cherche sous les jupes de la mère.
Lacan s’était en son temps inquiété avec une certaine angoisse pour la psychanalyse elle même en constatant que c’était précisément le père lui-même qui devenait un monstre pour beaucoup de nos contemporains.
Notre imaginaire du moment relève toujours d’un fait collectif, d’un fait social. Nous accompagnons le deuil de la métaphore pour une lecture devenue réaliste du rapport à la vie : le mot devient la chose.
Le même mot ouvrira toujours à toute la richesse du poème ou
se refermera sur son inquiétante monstruosité.
Mais pour la plupart d’entre nous le versant de la vie et de la
mort sont toujours liés, si bien que nous avons une forme de
goût pour l’horreur comme le racontent les contes et les légendes
enfantines ; tout y est affaire de mutilation et dévoration ; nous devons en quelque sorte nous habituer à la présence du monstre aussi bien en nous : c’est notre ambivalence fondamentale à l’égard de tout désir et de tout amour.
Si Bruno fait des séries c’est que son monstre se doit d’être regardé
sous des jours différents. A sa façon il nous donne ainsi une leçon sur ce que nous appelons dans notre champ un fait clinique. 
Jean-Jacques Tyszler

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