dimanche 7 octobre 2018

Préface à Deuil et Mélancolie






Deuil et Mélancolie, un texte qui ne peut mourir.

                                                                                                          Jean-Jacques Tyszler





1.     LA METHODE FREUDIENNE :

Au moment du naufrage de la psychiatrie dite classique, ce texte de Freud est l’exemple d’une véritable méthode de travail qui nous semble encore la seule permettant de conjoindre pour un clinicien d’aujourd’hui la psychiatrie et la psychanalyse. Cette méthode s’entend immédiatement dans le titre : Freud prend un mot qui n’appartient pas au vocabulaire médical, mais  un mot qui ordonne l’inconscient, à la fois celui qui nous est intime mais aussi bien l’inconscient des peuples depuis l’orée de l’humanité, le deuil ; et un autre mot que Freud réfère explicitement dans son article à la tradition de l’aliénisme sans même en passer par l’usage de ce terme dans la philosophie antique, dans la poésie médiévale ou le romantisme allemand : la mélancolie.
Reprenant la formidable proposition de Chrétien de Troyes, Freud réalise donc une conjointure entre deux signifiants hétérogènes. Le plus incroyable est qu’il précise d’emblée qu’il ne comprend pas lui-même ni ce qu’est le deuil, ni ce qu’est la mélancolie, mais ces deux états lui semblent en rapport.
La lecture du texte freudien permet d’établir au delà des rapprochements cliniques une distinction majeure : le deuil est pour l’humain un savoir alors que la mélancolie échoue à faire savoir, mais cette dernière est une position de connaissance forcée sur le Réel.
Nous mesurons mal aujourd’hui la coupure épistémologique introduite par Freud lorsqu’il s’essaye à nouer la psychanalyse à la psychiatrie classique. Une entité pour Freud n’est pas seulement une catégorie clinique distincte d’une autre, il cherche au delà de la casuistique et de la nosographie à comprendre une position de l’inconscient, la plupart du temps une défense contre ce qu’il appelle réalité et que Lacan préférera nommer Réel.
Sans trop nous attarder nous devons rappeler que la même idée de « position » vient sous la plume de Mélanie Klein quand elle parle si bien d’une « position dépressive » faisant suite dans le meilleur des cas, à la « position schizoparanoïde » de l’enfant. Nous trouvons la encore à la suite de Freud ce merveilleux et rare enchâssement entre les mots de la psychiatrie et le travail de l’inconscient.

2.     UNE NOUVELLE TRADUCTION APPORTE TOUJOURS DE NOUVELLES        INTERROGATIONS

Notre collègue, Jean-Pierre Rossfelder, a su rendre le style qui n’est jamais difficile mais qui est toujours très rigoureux de Freud avec dit-il « son vocabulaire précis sans pédanterie ». Mais le plus important n’est pas là, car inspiré par le creuset de l’école psychanalytique de Sainte Anne, Jean-Pierre Rossfelder fait surgir à tel ou tel moment de sa traduction des questions majeures pour l’ensemble de la compréhension de l’affection dont parle Freud et qui nous reste encore si énigmatique aujourd’hui : la mélancolie. À l’endroit où les « Œuvres complètes » en français sous la direction de Laplanche disent : « Il se trame donc dans la mélancolie une multitude de combats un à un pour l’objet, dans lesquels haine et amour luttent l’une avec l’autre, l’une pour détacher la libido de l’objet, l’autre pour affirmer cette position de la libido contre l’assaut ». Il propose plutôt : « Il se tisse donc dans la mélancolie une multitude de combats isolés pour l’objet, dans lesquels haine et amour luttent entre eux, certains pour séparer la libido de l’objet, d’autres pour maintenir cette position libidinale face à l’assaut. »

Il nous faut relire soigneusement, car la distinction peut paraître mince, mais cette nouvelle traduction fait surgir l’idée que dans chaque combat isolé il y a une lutte générique entre haine et amour. Cela donne alors au texte de Freud une plus grande complexité dans sa conception de cet état maladif que l’on nomme mélancolie, et ce qui explique peut-être, que nous ayons à faire, comme nous le savons, à des dimensions qui restent encore jusqu’à maintenant inexpliquées ; par exemple, qui est la façon dont l’accès mélancolique cède un jour pour apparaître ultérieurement ou pour se renverser en état maniaque voire en virage paranoïaque. Cette divergence à priori minime et qui pourrait laisser les germanistes un peu déboussolés face à l’enjeu, permet surtout, comme nous le disions précédemment d’envisager la mélancolie et la manie pas uniquement du point de vue de leurs états macroscopiques mais d’essayer d’envisager le combat moléculaire qui se déroule lorsque nous sommes en présence des patients concernés.

Nous avons le souvenir d’une attachante patiente, philosophe de métier, élève de Bachelard. Nous devions l’accueillir en hospitalisation lors d’accès maniaques dans lesquels elle commandait des dalmatiens par dizaines… Echo peut-être lointain du film enfantin ? Ces états cédaient au bout de quelques semaines, lorsqu’elle était capable de reprendre l’intérêt des grands textes classiques, ceux des grands Anciens de la période helléniste. Elle retrouvait un appui sur les plus hautes métaphores. S’en suivait néanmoins un moment très dépressif qui venait du fait qu’elle ne se sentait plus légitime à l’égard de cette exigeante transmission. Il fallait alors attendre que les mots de la philosophie trouve un peu de couleurs voire un peu de poésie pour que son humeur finisse par se régulariser, et qu’elle reprenne le cours de son existence.

Il est peut-être dès lors envisageable de superposer l’oscillation mélancolie-manie avec la disjonction connue entre métaphore et métonymie.
Le gel de la métaphore est à son paroxysme dans la mélancolie, et la fuite des assonances a été bien repérée du côté maniaque par le célèbre texte de Binswanger sur la fuite des idées.
Dans chaque entretien il s’agirait alors non pas uniquement de contenir la psychose par l’écrit, comme nous disons souvent, mais de « poétiser » c’est-à-dire de permettre à quelque métaphore de jouer à nouveau de la sensorialité de la métonymie.
Une nouvelle question préalable au traitement possible de la maniaco-dépression ?
Il est d’ailleurs constatable que les patients maniaco-dépressifs se prêtent spécialement à la cure analytique et que cela n’est pas sans influence sur l’ensemble de leur parcours. Cela a été le cas de cette très captivante patiente.

3.     LE CŒUR DU TEXTE DE FREUD, LA RELATION ENTRE IDENTIFICATION ET RELATION D’OBJET

C’est dans la partie la moins tenue peut-être de son développement, lorsque Freud aborde la question de l’identification narcissique prenant l’exemple curieux du processus de guérison d’une schizophrénie, que surgit une intuition essentielle que Freud reprendra pour la développer un peu plus tard dans « Psychologie des foules et analyse du Moi » en 1921. Lorsque l’objet est perdu, l’investissement qui se portait sur lui est remplacé par une identification partielle, extrêmement limitée qui n’emprunte qu’un trait à la personne objet. Nous savons l’importance que Lacan donnera à cet « einziger Zug », trait unique ou trait unaire.
À une perte, à quelque chose qui fait trou nous répondons individuellement ou collectivement à une forme d’identification. Chacun a encore en mémoire la façon dont « Je suis Charlie » est devenu, pour un temps, le trait de ralliement d’une détermination.
Nous touchons à cet endroit à la partie proprement psychanalytique, c’est-à-dire là où Freud importe ses propres signifiants dans la psychopathologie. Dans le deuil comme dans beaucoup d’autres moments de la vie, viennent se relier et se métamorphoser les deux grandes thématiques que sont le fantasme et l’identification. Dans toute cure, dans chaque séance d’une cure, nous travaillons sur un bord ou sur l’autre, et croyant travailler sur un versant nous somme du temps déjà sur l’autre. C’est de notre point de vue le point nodal jusqu’à présent indépassable de Freud ce que Lacan dira à sa façon dans ses deux séminaires, la logique du fantasme et l’identification.

4.     LA QUESTION DE L’OBJET DANS LA PSYCHANALYSE

Le mot objet infiltre de manière récurrente le texte de Freud et il est vrai que c’est un des mots les plus usités du vocabulaire de la psychanalyse sans que l’on ne sache plus ce qu’il désigne, d’où l’effort de Lacan pour indiquer ce qu’il entendait sous le nom d’objet.
Contre l’évidence, nous dirions que Freud ne parle dans ce texte que d’une certaine catégorie du deuil, le deuil d’un amour en particulier. D’où cette remarque de psychologie courante de dire que dans le meilleur des cas un amour perdu doit se trouver remplacé par un autre. Il nous faudrait aujourd’hui préciser les qualités différentes de deuil d’un enfant par exemple dont on sait que le trop  fameux « travail de deuil » n’en vient jamais vraiment à bout. Il y a des degrés entre le deuil et la mélancolie que la psychopathologie a  appris à reconnaître. Nous parlons souvent de dépression d’intensité mélancolique ou d’états mélancoliformes, sans parler des deuils pathologiques.

Concernant la mélancolie, Freud a des remarques qui font comprendre pourquoi Marcel Czermak a pu dire que dans la mélancolie, l’objet « a » de Lacan parlait en clair. Ainsi Freud écrit-il : « le malade nous peint son moi comme abject, incapable d’aucune réalisation et moralement condamnable, il se fait des reproches, s’injurie et attend exclusion et châtiment. Il est habituel d’enseigner aux étudiants en psychologie que Lacan a tiré son fameux « objet cause du désir » des objets décrits par les fondateurs de la psychanalyse : après Freud, les bons et mauvais objets de Mélanie Klein, l’objet transitionnel de Winnicot, en particulier. Nous partageons plutôt le point de vue de notre maître Marcel Czermak, qui est de dire que l’objet lacanien doit beaucoup plus aux étranges objets de la psychose. Nous renvoyons cursivement à la place du regard dans les fameux tableaux d’illusion de sosie ou de Fregoli, comme à la place de la voix  dans la description encore inouïe de l’automatisme mental. Dans la mélancolie et dans sa pointe extrême qui est le fameux syndrome de Cotard, un objet se dégage qui crie au monde sa propre inhumanité et sa présence éternelle comme déchet. Notre subjectivité commune peut se lire mieux à partir de ces bords les plus radicaux, et c’est pourquoi Lacan a pu dire qu’il n’y aurait pas de transmission de la psychanalyse si elle s’écartait des lieux de la folie.

5.     UNE ETRANGE OMISSION DE FREUD : L’ANESTHESIE AFFECTIVE

C’est un des points inattendus du texte de Freud. Freud avait bien entendu connaissance des textes des aliénistes allemands en particulier de la si belle notion de « douleur morale » chez Griesinger, « Schmertz », en temps que perturbation psychique essentielle de la mélancolie : « les patients ne peuvent se réjouir de rien ni même des évènements les plus heureux… tout événement qui les concerne devient une nouvelle source de douleur». Cette douleur qui est celle de ne pouvoir être affecté sera ensuite nommée « anesthésie affective » dans la tradition psychiatrique. Freud ne connaissait peut-être pas les textes des aliénistes français comme Cotard et Séglas qui avaient également mis en valeur la « perte de la vision mentale », mais travaillant en permanence avec ses amis et collaborateurs comme Karl Abraham, Sandor Ferenczi, Lugwig Binswanger, ou Victor Tausk, Freud n’a pas pu méconnaître ce signe cardinal de l’anesthésie affective.
Ce qui fait presque acte manqué c’est que dans son célèbre « manuscrit G » de 1895 Freud parle avec une assurance qui nous laisse aujourd’hui un peu pantois de la relation entre l’anesthésie au sens sexuel et la mélancolie : « comment expliquer le rôle si important de l’anesthésie dans la mélancolie » demande Freud, et il étudie les rapports évidents entre la mélancolie et la frigidité : « c’est ce que prouve :
      1. L’existence chez un grand nombre de mélancoliques d’un long passé de frigidité.
      2. La constation que  tout ce qui provoque la frigidité encourage le développement de la mélancolie.
     3. L’existence d’une certaine catégorie de femmes, psychiquement très exigeantes, dont le désir se transforme très aisément en mélancolie, et qui sont frigides ».

Il serait amusant d’actualiser ce point G féminin, mais Freud se sert à cette époque de manière extensive du mot de mélancolie et il renoncera rapidement à cette explication sexuelle, et qui n’a pas plu à juste titre au féminisme.
Mais nous voulons croire que ce souvenir n’est pas la seule explication du refoulement du thème de l’anesthésie affective.

6.     LIRE FREUD DANS SON CONTEXTE

Freud n’écrit pas seulement deuil et mélancolie au moment où deux de ses fils sont au front et où il apprend qu’il est atteint d’un cancer. Il écrit aussi dans un moment où dans ces pays de langue allemande se préparent les conditions de l’anesthésie morale qui va suivre.
Nous ne pouvons, et Freud le savait par formation et par identité, nous ne pouvons faire notre deuil des mémoires, et nous ne sommes pas nous même sortis de la forme de dépressivité induite par les drames du XXème siècle. Freud a vécu dans ce contexte si particulier qui annonçait précisément par mille avenues la déliaison entre amour et haine, entre pulsion de vie et pulsion de mort, notion qu’il établira un peu plus tard en 1920 dans « Au delà du principe de plaisir ». Nous sommes culturellement souvent dans une forme d’anesthésie affective qui vient du fait que des pans entiers de notre mémoire collective sont forcloses.
Ainsi, en 1904, l’Allemagne de Guillaume II dépêchera dans le pays que l’on appelle aujourd’hui Namibie le général Von Trotha qui procédera méthodiquement au premier génocide du XXème siècle. Cette douleur, encore aujourd’hui, est à peine symbolisée dans l’histoire allemande, et c’est pourquoi cette omission de Freud doit plutôt être entendue comme un signal : nous sommes toujours au bord de ne plus savoir distinguer entre deuil et mélancolie, car nous sommes toujours au bord d’être nous même sans vision ni affect pour autrui.

C’est pourquoi ce splendide texte de Freud reste une comète qui ne pourra mourir. Il est à la fois avertissement sur la manière dont l’humain est si facilement capable d’oublier son versant d’inhumanité. Notre dépressivité, si commune aujourd’hui, est la trace de tous ces deuils non symbolisés dans l’inconscient. Nous ne savons pas plus faire face au Réel aujourd’hui et la jeunesse est la plus sensible aux défis sociétaux qui s’annoncent et que nous ne voulons pas lire.
Mais la mémoire retient l’oubli, comme le disait Saint Augustin, et ce qui reste touchant dans ce petit texte de Freud c’est qu’il est vraiment le résultat d’un travail en commun. Freud interroge sans cesse ses amis et collaborateurs, et pour ce qui est de la mélancolie il dira toujours devoir sa dette à Karl Abraham.
Souhaitons-nous de ne pas faire notre deuil d’un tel exemple dans la recherche clinique en psychopathologie et en psychanalyse.

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