Deuil et Mélancolie, un texte qui ne peut
mourir.
Jean-Jacques
Tyszler
1. LA METHODE FREUDIENNE :
Au moment du naufrage de la
psychiatrie dite classique, ce texte de Freud est l’exemple d’une véritable
méthode de travail qui nous semble encore la seule permettant de conjoindre
pour un clinicien d’aujourd’hui la psychiatrie et la psychanalyse. Cette
méthode s’entend immédiatement dans le titre : Freud prend un mot qui
n’appartient pas au vocabulaire médical, mais
un mot qui ordonne l’inconscient, à la fois celui qui nous est intime
mais aussi bien l’inconscient des peuples depuis l’orée de l’humanité, le
deuil ; et un autre mot que Freud réfère explicitement dans son article à
la tradition de l’aliénisme sans même en passer par l’usage de ce terme dans la
philosophie antique, dans la poésie médiévale ou le romantisme allemand :
la mélancolie.
Reprenant la formidable
proposition de Chrétien de Troyes, Freud réalise donc une conjointure entre
deux signifiants hétérogènes. Le plus incroyable est qu’il précise d’emblée
qu’il ne comprend pas lui-même ni ce qu’est le deuil, ni ce qu’est la
mélancolie, mais ces deux états lui semblent en rapport.
La lecture du texte freudien
permet d’établir au delà des rapprochements cliniques une distinction majeure :
le deuil est pour l’humain un savoir alors que la mélancolie échoue à faire
savoir, mais cette dernière est une position de connaissance forcée sur le
Réel.
Nous mesurons mal aujourd’hui la
coupure épistémologique introduite par Freud lorsqu’il s’essaye à nouer la
psychanalyse à la psychiatrie classique. Une entité pour Freud n’est pas
seulement une catégorie clinique distincte d’une autre, il cherche au delà de
la casuistique et de la nosographie à comprendre une position de l’inconscient,
la plupart du temps une défense contre ce qu’il appelle réalité et que Lacan
préférera nommer Réel.
Sans trop nous attarder nous
devons rappeler que la même idée de « position » vient sous la plume
de Mélanie Klein quand elle parle si bien d’une « position
dépressive » faisant suite dans le meilleur des cas, à la « position
schizoparanoïde » de l’enfant. Nous trouvons la encore à la suite de Freud
ce merveilleux et rare enchâssement entre les mots de la psychiatrie et le
travail de l’inconscient.
2. UNE NOUVELLE TRADUCTION APPORTE TOUJOURS DE
NOUVELLES INTERROGATIONS
Notre collègue, Jean-Pierre
Rossfelder, a su rendre le style qui n’est jamais difficile mais qui est
toujours très rigoureux de Freud avec dit-il « son vocabulaire précis sans
pédanterie ». Mais le plus important n’est pas là, car inspiré par le
creuset de l’école psychanalytique de Sainte Anne, Jean-Pierre Rossfelder fait
surgir à tel ou tel moment de sa traduction des questions majeures pour
l’ensemble de la compréhension de l’affection dont parle Freud et qui nous
reste encore si énigmatique aujourd’hui : la mélancolie. À l’endroit où
les « Œuvres complètes » en
français sous la direction de Laplanche disent : « Il se trame donc
dans la mélancolie une multitude de combats un à un pour l’objet, dans lesquels
haine et amour luttent l’une avec l’autre, l’une pour détacher la libido de
l’objet, l’autre pour affirmer cette position de la libido contre
l’assaut ». Il propose plutôt : « Il se tisse donc dans la
mélancolie une multitude de combats isolés pour l’objet, dans lesquels haine et
amour luttent entre eux, certains pour séparer la libido de l’objet, d’autres
pour maintenir cette position libidinale face à l’assaut. »
Il nous faut relire
soigneusement, car la distinction peut paraître mince, mais cette nouvelle
traduction fait surgir l’idée que dans chaque combat isolé il y a une lutte
générique entre haine et amour. Cela donne alors au texte de Freud une plus
grande complexité dans sa conception de cet état maladif que l’on nomme
mélancolie, et ce qui explique peut-être, que nous ayons à faire, comme nous le
savons, à des dimensions qui restent encore jusqu’à maintenant
inexpliquées ; par exemple, qui est la façon dont l’accès mélancolique
cède un jour pour apparaître ultérieurement ou pour se renverser en état
maniaque voire en virage paranoïaque. Cette divergence à priori minime et qui
pourrait laisser les germanistes un peu déboussolés face à l’enjeu, permet
surtout, comme nous le disions précédemment d’envisager la mélancolie et la
manie pas uniquement du point de vue de leurs états macroscopiques mais
d’essayer d’envisager le combat moléculaire qui se déroule lorsque nous sommes
en présence des patients concernés.
Nous avons le souvenir d’une
attachante patiente, philosophe de métier, élève de Bachelard. Nous devions
l’accueillir en hospitalisation lors d’accès maniaques dans lesquels elle
commandait des dalmatiens par dizaines… Echo peut-être lointain du film
enfantin ? Ces états cédaient au bout de quelques semaines, lorsqu’elle
était capable de reprendre l’intérêt des grands textes classiques, ceux des
grands Anciens de la période helléniste. Elle retrouvait un appui sur les plus
hautes métaphores. S’en suivait néanmoins un moment très dépressif qui venait
du fait qu’elle ne se sentait plus légitime à l’égard de cette exigeante
transmission. Il fallait alors attendre que les mots de la philosophie trouve
un peu de couleurs voire un peu de poésie pour que son humeur finisse par se
régulariser, et qu’elle reprenne le cours de son existence.
Il est peut-être dès lors
envisageable de superposer l’oscillation mélancolie-manie avec la disjonction
connue entre métaphore et métonymie.
Le gel de la métaphore est à son
paroxysme dans la mélancolie, et la fuite des assonances a été bien repérée du
côté maniaque par le célèbre texte de Binswanger sur la fuite des idées.
Dans chaque entretien il
s’agirait alors non pas uniquement de contenir la psychose par l’écrit, comme
nous disons souvent, mais de « poétiser » c’est-à-dire de
permettre à quelque métaphore de jouer à nouveau de la sensorialité de la
métonymie.
Une nouvelle question préalable
au traitement possible de la maniaco-dépression ?
Il est d’ailleurs constatable que
les patients maniaco-dépressifs se prêtent spécialement à la cure analytique et
que cela n’est pas sans influence sur l’ensemble de leur parcours. Cela a été
le cas de cette très captivante patiente.
3. LE CŒUR DU TEXTE DE FREUD, LA RELATION
ENTRE IDENTIFICATION ET RELATION D’OBJET
C’est dans la partie la moins
tenue peut-être de son développement, lorsque Freud aborde la question de
l’identification narcissique prenant l’exemple curieux du processus de guérison
d’une schizophrénie, que surgit une intuition essentielle que Freud reprendra
pour la développer un peu plus tard dans « Psychologie des foules et
analyse du Moi » en 1921. Lorsque l’objet est perdu, l’investissement qui
se portait sur lui est remplacé par une identification partielle, extrêmement
limitée qui n’emprunte qu’un trait à la personne objet. Nous savons
l’importance que Lacan donnera à cet « einziger Zug », trait unique
ou trait unaire.
À une perte, à quelque chose qui
fait trou nous répondons individuellement ou collectivement à une forme
d’identification. Chacun a encore en mémoire la façon dont « Je suis
Charlie » est devenu, pour un temps, le trait de ralliement d’une
détermination.
Nous touchons à cet endroit à la
partie proprement psychanalytique, c’est-à-dire là où Freud importe ses propres
signifiants dans la psychopathologie. Dans le deuil comme dans beaucoup d’autres
moments de la vie, viennent se relier et se métamorphoser les deux grandes
thématiques que sont le fantasme et l’identification. Dans toute cure, dans
chaque séance d’une cure, nous travaillons sur un bord ou sur l’autre, et
croyant travailler sur un versant nous somme du temps déjà sur l’autre. C’est
de notre point de vue le point nodal jusqu’à présent indépassable de Freud ce
que Lacan dira à sa façon dans ses deux séminaires, la logique du fantasme et
l’identification.
4. LA QUESTION DE L’OBJET DANS LA PSYCHANALYSE
Le mot objet infiltre de manière
récurrente le texte de Freud et il est vrai que c’est un des mots les plus
usités du vocabulaire de la psychanalyse sans que l’on ne sache plus ce qu’il
désigne, d’où l’effort de Lacan pour indiquer ce qu’il entendait sous le nom
d’objet.
Contre l’évidence, nous dirions
que Freud ne parle dans ce texte que d’une certaine catégorie du deuil, le
deuil d’un amour en particulier. D’où cette remarque de psychologie courante de
dire que dans le meilleur des cas un amour perdu doit se trouver remplacé par
un autre. Il nous faudrait aujourd’hui préciser les qualités différentes de
deuil d’un enfant par exemple dont on sait que le trop fameux
« travail de deuil » n’en vient jamais vraiment à bout. Il y a des
degrés entre le deuil et la mélancolie que la psychopathologie a appris à reconnaître. Nous parlons souvent de
dépression d’intensité mélancolique ou d’états mélancoliformes, sans parler des
deuils pathologiques.
Concernant la mélancolie, Freud a
des remarques qui font comprendre pourquoi Marcel Czermak a pu dire que dans la
mélancolie, l’objet « a »
de Lacan parlait en clair. Ainsi Freud écrit-il : « le malade nous
peint son moi comme abject, incapable d’aucune réalisation et moralement
condamnable, il se fait des reproches, s’injurie et attend exclusion et
châtiment. Il est habituel d’enseigner aux étudiants en psychologie que Lacan a
tiré son fameux « objet cause du désir » des objets décrits par les
fondateurs de la psychanalyse : après Freud, les bons et mauvais objets de
Mélanie Klein, l’objet transitionnel de Winnicot, en particulier. Nous
partageons plutôt le point de vue de notre maître Marcel Czermak, qui est de
dire que l’objet lacanien doit beaucoup plus aux étranges objets de la
psychose. Nous renvoyons cursivement à la place du regard dans les fameux
tableaux d’illusion de sosie ou de Fregoli, comme à la place de la voix dans la description encore inouïe de
l’automatisme mental. Dans la mélancolie et dans sa pointe extrême qui est le
fameux syndrome de Cotard, un objet se dégage qui crie au monde sa propre
inhumanité et sa présence éternelle comme déchet. Notre subjectivité commune
peut se lire mieux à partir de ces bords les plus radicaux, et c’est pourquoi
Lacan a pu dire qu’il n’y aurait pas de transmission de la psychanalyse si elle
s’écartait des lieux de la folie.
5. UNE ETRANGE OMISSION DE FREUD :
L’ANESTHESIE AFFECTIVE
C’est un des points inattendus du
texte de Freud. Freud avait bien entendu connaissance des textes des aliénistes
allemands en particulier de la si belle notion de « douleur morale »
chez Griesinger, « Schmertz », en temps que perturbation psychique
essentielle de la mélancolie : « les patients ne peuvent se réjouir
de rien ni même des évènements les plus heureux… tout événement qui les
concerne devient une nouvelle source de douleur». Cette douleur qui est celle
de ne pouvoir être affecté sera ensuite nommée « anesthésie
affective » dans la tradition psychiatrique. Freud ne connaissait
peut-être pas les textes des aliénistes français comme Cotard et Séglas qui
avaient également mis en valeur la « perte de la vision mentale »,
mais travaillant en permanence avec ses amis et collaborateurs comme Karl
Abraham, Sandor Ferenczi, Lugwig Binswanger, ou Victor Tausk, Freud n’a pas pu
méconnaître ce signe cardinal de l’anesthésie affective.
Ce qui fait presque acte manqué
c’est que dans son célèbre « manuscrit
G » de 1895 Freud parle avec une assurance qui nous laisse aujourd’hui
un peu pantois de la relation entre l’anesthésie au sens sexuel et la
mélancolie : « comment expliquer le rôle si important de l’anesthésie
dans la mélancolie » demande Freud, et il étudie les rapports évidents
entre la mélancolie et la frigidité : « c’est ce que prouve :
1. L’existence chez un grand nombre de
mélancoliques d’un long passé de frigidité.
2. La constation que tout ce qui provoque la frigidité encourage
le développement de la mélancolie.
3. L’existence d’une certaine catégorie de
femmes, psychiquement très exigeantes, dont le désir se transforme très
aisément en mélancolie, et qui sont frigides ».
Il serait amusant d’actualiser ce
point G féminin, mais Freud se sert à cette époque de manière extensive du mot
de mélancolie et il renoncera rapidement à cette explication sexuelle, et qui
n’a pas plu à juste titre au féminisme.
Mais nous voulons croire que ce
souvenir n’est pas la seule explication du refoulement du thème de l’anesthésie
affective.
6. LIRE FREUD DANS SON CONTEXTE
Freud n’écrit pas seulement deuil
et mélancolie au moment où deux de ses fils sont au front et où il apprend
qu’il est atteint d’un cancer. Il écrit aussi dans un moment où dans ces pays
de langue allemande se préparent les conditions de l’anesthésie morale qui va
suivre.
Nous ne pouvons, et Freud le
savait par formation et par identité, nous ne pouvons faire notre deuil des
mémoires, et nous ne sommes pas nous même sortis de la forme de dépressivité
induite par les drames du XXème siècle. Freud a vécu dans ce contexte si
particulier qui annonçait précisément par mille avenues la déliaison entre
amour et haine, entre pulsion de vie et pulsion de mort, notion qu’il établira
un peu plus tard en 1920 dans « Au
delà du principe de plaisir ». Nous sommes culturellement souvent dans
une forme d’anesthésie affective qui vient du fait que des pans entiers de
notre mémoire collective sont forcloses.
Ainsi, en 1904, l’Allemagne de
Guillaume II dépêchera dans le pays que l’on appelle aujourd’hui Namibie le
général Von Trotha qui procédera méthodiquement au premier génocide du XXème
siècle. Cette douleur, encore aujourd’hui, est à peine symbolisée dans
l’histoire allemande, et c’est pourquoi cette omission de Freud doit plutôt
être entendue comme un signal : nous sommes toujours au bord de ne plus
savoir distinguer entre deuil et mélancolie, car nous sommes toujours au bord
d’être nous même sans vision ni affect pour autrui.
C’est pourquoi ce splendide texte
de Freud reste une comète qui ne pourra mourir. Il est à la fois avertissement
sur la manière dont l’humain est si facilement capable d’oublier son versant
d’inhumanité. Notre dépressivité, si commune aujourd’hui, est la trace de tous
ces deuils non symbolisés dans l’inconscient. Nous ne savons pas plus faire
face au Réel aujourd’hui et la jeunesse est la plus sensible aux défis sociétaux
qui s’annoncent et que nous ne voulons pas lire.
Mais la mémoire retient l’oubli,
comme le disait Saint Augustin, et ce qui reste touchant dans ce petit texte de
Freud c’est qu’il est vraiment le résultat d’un travail en commun. Freud
interroge sans cesse ses amis et collaborateurs, et pour ce qui est de la
mélancolie il dira toujours devoir sa dette à Karl Abraham.
Souhaitons-nous de ne pas faire
notre deuil d’un tel exemple dans la recherche clinique en psychopathologie et
en psychanalyse.