mercredi 9 juillet 2003



L'argent et l'obsessionnel



Nous ne savons pas ordinairement ce que nous demandons.
Nous ne demandons pas ce que nous demandons.
Ne pas être dans l'obligation de répondre à une demande est un des paradoxes de la psychanalyse puisque des mots comme : "payer" sont aussi à entendre dans leur dimension d'équivocité.
Qu'est-ce que le prix d'une vie ?
L'argent tourne toujours autour de la question de la dette inconsciente ; chacun sait qu'il y a des sujets qui ne veulent jamais s'acquitter de quoi que ce soit, alors que d'autres payent trop de leur personne, parfois au détriment de leur chair.
L'argent payé au psychanalyste dans une cure n'est pas la rémunération d'un service ni le témoignage d'un échange.
Le psychanalyste ne donne rien ; il met en circulation par le transfert cette étrange catégorie du rien.
Le rien dont notre modernité perçoit si difficilement la nécessité.
Le rien qui peut être silence alors que nous sommes sans cesse sollicités par davantage de voix.
Les considérations sur le maniement de l'argent dans les cures sont généralement faussement éducatives : il faut que cela coûte... Il faut faire payer au moins symboliquement...
Seule la clinique au cas par cas permet d'éviter des injonctions caricaturales ; l'argent reste un signifiant d'une grande plasticité, sensible à l'effet désubjectivant de notre économie "libérale avancée" ; avancée au point de ravaler, de déprécier toujours plus la valeur de travail.
Les échanges commerciaux entre les hommes se transforment mais l'économie psychique du névrosé obsessionnel apparaît immuable, centrée par la place de la dette inconsciente.
Le cas princeps de L'homme aux rats rapporte comment la dette impayée du père se paye du prix de la névrose, voire du prix de la vie.
Remarquons que l'équivalence souvent évoquée entre l'argent et les fèces -la merde- si elle est articulée à partir des représentations inconscientes de l'argent dans la névrose obsessionnelle pose néanmoins difficulté car à d'autres moments de son élaboration Freud peut également évoquer l'égalité entre l'enfant et l'argent.
A bien y réfléchir les signifiants de la fécondité font tout simplement leur travail de métaphores.
Il existe pour tout sujet une dette que l'on peut dire primitive ou originelle, reliée souvent en clinique au sentiment de culpabilité.
Au niveau du roman familial la dette trouve sa place dans le schéma classique de l'œdipe, parce qu'il veut jouir de la mère, l'enfant forme un vœu mortel à l'égard du père interdicteur et castrateur.
Il contracte ainsi vis à vis du père une dette.
Alors pour certains patients le fait de dépenser rappelle la jouissance interdite quelque soit la valeur considérée ; on peut analyser les dépensiers inamendables sous l'angle de cette signification incestueuse.
Mais le père dans l'inconscient n'est pas que le père de l'affrontement œdipien, il est aussi le père symbolique, celui qui donne le nom, ordonne la filiation, véhicule l'arbitraire de la loi.
La religion, les religions parlent en premier lieu de ce père là, de cette dette là, face à laquelle le fils reste par structure débiteur.
Nous pouvons parler alors d'une dette symbolique.
Il y a suivant les religions des nouages différents explicitant la relation complexe entre le meurtre fantasmatique du père, le don de son nom, et la corrélation par la valeur du nom à l'argent, à l'argent en tant que richesse. Max Weber a soutenu dans L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, la thèse selon laquelle la croissance du capitalisme devait son ferment à l'esprit qui animait la Réforme protestante.
Gagner de l'argent s'oppose, dit-il, aux jouissances immédiates de la vie, au petit bonheur individuel et devient ainsi une valeur quasi-transcendante. Il s'agit - au moins dans le principe - d'accumuler une puissance sans en user mais pour la faire fructifier.
Thèse bien entendu à discuter...
Dans le monde catholique l'argent reste douteux et celui qui s'enrichit doit s'empresser de faire dons aux nécessiteux.
La pauvreté est même d'une certaine façon valorisée.
Présent dans le registre symbolique de la dette, comme dans le registre imaginaire de la faute, l'argent est ici à l'œuvre dans ce que Freud nomme pulsion.
Pour l'obsessionnel l'argent et la merde circulent dans la grammaire bien connue : chier/faire chier/se faire chier... qui déplie toute une gamme du rapport à l'Autre et au semblable.
Le monde des affaires a évolué depuis les remarques de Max Weber mais le névrosé obsessionnel, contrairement à l'hystérique, semble figé dans une clinique un peu désuète.
En 1928 La Revue française de Psychanalyse, publiée sous le haut patronage de Monsieur le professeur S. Freud en est à sa seconde année d'existence. Charles Odier, psychanalyste suisse, membre du comité de rédaction publie un article intitulé : L'argent et les névrosés.
Il rapporte le cas d'un jeune homme de 29 ans, Adrien, devenu neurasthénique parce qu'il aime une jeune fille qu'il ne peut épouser ; elle est riche et il est pauvre, tout le drame est là, prétend le jeune patient.
C'est en d'interminables plaintes qu'il incrimine cette irrémédiable pauvreté, cette injuste fatalité cause de tous ses maux.
Charles Odier indique que l'investigation analytique nous apprend que le choix de la jeune fille lui a été dicté par le vœu inconscient de mettre en place un obstacle insurmontable rendant ainsi toute union impossible.
En second lieu, loin de souffrir de sa dite pauvreté il y tient par-dessus tout et la "cultive avec soin".
Toutes les démarches entreprises pour trouver un emploi et gagner sa vie échouent les unes après les autres.
Adrien ne s'interroge pas sur cette répétition mais il invoque sans cesse la malchance ou l'égoïste hostilité
des hommes.
Il échoue dans le même temps dans ses tentatives pour se rapprocher de sa bien aimée et l'analyse révèle qu'il a toujours éprouvé une obscure antipathie contre les femmes, dont il s'est toujours tenu éloigné.
Il est d'ailleurs vierge.
Charles Odier détaille sur un mode intéressant, qui apparaît dans l'après-coup imagé, le fantasme sous-jacent à la position du patient : désir d'être "nourri" par une femme phallique qui s'occuperait de tout, qui subviendrait à tout ; position parfaitement passive -être conquis, soigné, nourri et entretenu- qui se rationalise dans le roman social qu'il impose : l'affaire est impossible car elle est riche et il est pauvre.
L'inconscient, conclue Charles Odier, détient ainsi toutes les ficelles de ce roman navrant avec l'obligation apparemment paradoxale de rester pauvre pour maintenir son fantasme.
Le langage véhicule par lui-même les transformations pulsionnelles à l'œuvre ; être nourri plutôt que de gagner un sou apparaît en clair dans les expressions telles que : "dévorer sa fortune", "manger son argent" etc.
Chaque analyste peut narrer des histoires comparables à celle du patient de 1928.
La structure de la névrose obsessionnelle paraît ne pas se soucier de la marche du temps et à bientôt un siècle de distance nous pourrions rencontrer le même Adrien.
Les fondamentaux restent les mêmes alors que bien des coordonnées ont changé dans notre monde d'aujourd'hui : la place du père, les relations homme-femme, la circulation de l'argent aussi.
Pourquoi se sentir autant en dette dans une société où nous pouvons vivre à crédit ?
Il y a eu en 1998 un acte contraire à la culture économique de la réserve fédérale américaine, le sauvetage en catastrophe, par seize établissements bancaires, d'un gros fond d'investissement.
La faillite hors norme de ce fond spéculatif risquait en effet d'entraîner une crise systémique par le jeu des dominos. Ce fond spéculatif jouait de l'argent, massivement, qui ne lui appartenait pas.
Les pirates de la finance donnent le ton d'une nouvelle économie, s'ingéniant à faire passer la castration à l'extérieur, chez l'autre : le voisin.
Le névrosé obsessionnel paraît imperméable au traitement magique de la dette. Il s'englue là où le pervers glisse.
Mais le rôle de l'argent est, comme le rappelle Charles Odier, apparent ou imaginatif, nullement cause réelle.
Dans le cas d'Adrien, c'est l'objet oral qui est privilégié par l'analyste à la recherche d'une fixation régressive sur la mère.
Mais l'analisation des objets est peut-être plus moderne qu'il n'y paraît car la publicité a le talent de rapidement transformer en merde tout produit au départ hypnotisant. Par la bouche, l'oreille, le regard, l'objet nous consomme avant de passer de mode.
D'où la pérennité de la névrose obsessionnelle ?

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