Le silence est-il toujours d'or ? A propos du film "Amen" de Costa-Gavras
La polémique inutile déclenchée par l'affiche du film, mariant la croix du Christ et la croix gammée ne doit pas cacher les questions suscitées par Costa-Gavras, dont celle centrale sur le silence du pape Pie XII informé du drame des juifs d'Europe exterminés dans les camps de la mort et les chambres à gaz.
Le jeune jésuite joue par Mathieu Kassovitz incarne cette troublante interrogation : l'Église ne pouvait-elle crier et encore crier, fort de son autorité morale sur des millions de fidèles, et en Allemagne aussi ? Remarquons que le film pose l'enjeu en termes audibles pour la psychanalyse car le Pape est ce que nous appelons dans notre jargon un signifiant maître ; c'est à lui seul un lieu qui ordonne les discours et les actes et sa parole compte bien au-delà de sa personne et de la diplomatie du Vatican.
Rester muet, c'est alors rendre beaucoup d'autres sans voix et sans voie.
Chacun s'habituait sans mot dire à voir disparaître son collègue de bureau, son confrère médecin, son ami avocat... puisque la loi le disait ainsi.
Ce blanc assourdissant est dans le film appel d'une funeste réponse, le rythme répété des trains de marchandises, portes fermées dans un sens, portes ouvertes au retour.
On rappellera à juste titre que l'Église de France peut nommer ses Justes, ceux qui se sont levés contre l'ignominie, ainsi l'Archevêque de Toulouse, Mgr Saliège, l'Évêque de Montauban, Mgr Théas, ou encore le cardinal Gerlier pour ne citer que les principaux noms d'un récent article d'Henri Amouroux consacré à Amen.
Chacun se souvient du très beau film Au revoir les enfants et du risque pris par des enseignants et autres réseaux chrétiens.
Bien des familles juives savent à qui elles doivent, pas seulement aux militants communistes et gaullistes.
A Rome même, comme le filme le montre furtivement, monastères et couvents protégèrent d'après les historiens près de la moitié de juifs de la ville.
Pour autant la question insiste, pourquoi un mot simple et solennel aurait-il été de trop ?
D'autant qu'en la circonstance, chez les grands de ce monde, le pêché d'omission était devenu la règle. Où trouver un propos horrifié de Roosevelt, Churchill ou même De Gaulle ?
Ce silence a créé du refoulement, de l'oubli, des larmes dans la mémoire de nos contemporains et surtout un étrange relativisme.
Aujourd'hui encore le citoyen français critiquant le projet peu conforme aux lumières d'un état juif fait souvent mine d'ignorer que ces communautés ont disparu de la plupart des pays d'Europe. C'est une culture entière qui a été effacée.
Une autre difficulté intéressante est la position subjective de l'officier SS, Kurt Gerstein, protestant sincère. Souhaitant rester un témoin de ce que peu pouvaient voir, il participa dans des camps de concentration aux exterminations par le gaz zyklon B.
Nous le voyons dans le film essayer de parasiter la sinistre machinerie et aussi alerter le monde libre par l'intermédiaire d'un diplomate suédois.
Mais comment penser un clivage d'une telle proportion ?
À quel moment l'inhumain prend-il mécaniquement le pas sur la part d'humanité ? Gerstein, accusé de crimes contre l'humanité, se suicidera en juillet 1945.
Il croise dans le film la route d'un ancien camarade de jeunesse que l'on devine aussi protestant fidèle, devenu lui officier dans les transports. L'un ne peut croire à la duplicité de l'autre et la simplicité s'impose : comment imaginer une âme dans la Waffen SS ?
Signalons la publication en français du très émouvant livre de Wladyslaw Szpilman, intitulé Le pianiste, sous-titré "L'extraordinaire destin d'un musicien juif dans le ghetto de Varsovie".
Ce document d'une sobriété quasi dépersonnalisée pose à sa façon la même limite pour la pensée.
Le journal intime d'un officier de la Wehrmacht fit suite au récit du survivant du ghetto car ce soldat allemand, le capitaine Hosenfeld a sauvé Szpilman de la mort programmée en lui apportant nourriture et couverture.
Le lecteur doit faire avec ce conte de fées qui est la réalité même.
Il y a là encore trace d'un clivage qu'il faut comprendre et étudier car tous les grands idéaux du XXe siècle ont fonctionné sur ce modèle, qu'ils soient nationaux ou socialistes.
Le silence, même tactique, ne peut suffire à expliquer comment la glorification de l'humain mène à son meurtre.